Wednesday, June 23, 2010

Partage d'un moment de bonheur

Photo : Mouad FDIL
Message envoyé à la liste de discussion enfant-aveugle@yahoogroupes.fr
le 23 juin 2010.

Bonjour,

Je voudrais partager avec vous une bonne nouvelle personnelle. Mouad, mon fils devenu aveugle vers l'âge de 8 ans, a eu hier son baccalauréat Lettres modernes avec mention Assez bien et une moyenne générale de 12,63.

Je vous laisse imaginer les scènes de joie et de liesse hier à la maison et avant cela à son école où les 8 candidats au bac de cette année à l'OAPAM (Organisation Alaouite pour la Protection des Aveugles et Malvoyants) ont réussi leur bac, dont la moitié avec mention.

Une page de ma vie est tournée. Je me tourne maintenant vers le doctorat... Je rêve peut-être, mais si on m'avait conté la journée d'hier il y a 10 ans, j'aurais rétorqué que c'est du rêve. Donc l'espoir est permis.

Je partage avec vous ce moment car je compare la situation de ma petite famille aujourd'hui avec il y a une dizaine d'années, la différence est comme le jour et la nuit. Nous étions au bord du gouffre, nous sortions d'une crise de larmes vers une dépression pour replonger dans un autre cauchemard. Tout allait de travers. Nous étions anéantis, si ce n'est cette faible lueur d'espoir qui permet aux humains de garder la tête haute, au-dessus de l'eau.

Khadija, ma femme, qui jadis n'osait pas mettre les pieds à l'OAPAM et ne pouvait prononcer le mot "aveugle", ma femme aujourd'hui est non seulement la présidente de l'association des parents d'élèves aveugles et mal-voyants mais en plus elle est vraiment la seconde maman de tous les élèves du CE1 au baccalauréat ! Quand je vois comment les élèves de tout âge l'entourent à chaque fois qu'elle vient à l'école, je mesure la différence avec une autre époque. Notre propre maison est devenue un
club pour anciens et actuels élèves de l'OAPAM. Des années après avoir obtenu leur bac et suivant leurs études à l'université, certains anciens continuent à venir de temps à autre voir "L'Oustada" (La Professeur), sous-entendu ma femme, qui est par ailleurs profs de math dans un lycée "standard".

Hassan, un homme que je ne connaissais pas, a l'habitude de s'assoir dans un café situé juste en face de l'arrêt du bus, à côté de chez moi. Les jeunes aveugles qui viennent nous voir à la maison descendent à l'arrêt du bus situé, par rapport à notre immeuble, de l'autre côté du bouleavard Bahmad, une artère très chargée de Casablanca. Hassan est devenu le "passeur" qui fait traverser aux aveugles le boulevard Bahmad.

Les deux soeurs de Mouad sont totalement imprégnées de la problématique des aveugles. Khaoula la cadette de Mouad qui a 14 ans est maintenant la spécialiste de transcription en braille, en français et en arabe, sur la Perkins de la maison. Mariam, 11 ans, m'a entendu parlé de l'achat d'un tandem tout terrain pour que Mouad puisse participer avec nous aux randonnées à bicyclettes dans la forêt de Benslimane. Elle n'a pas attendu cet investissment hypothétique, elle a appris à son frère Mouad et à ses copains comment conduire eux-même leurs VTT. Tant pis s'ils
percutent un arbre, foncent dans un talus de pierres, ils conduisent eux-mêmes leurs bicyclettes pour le plaisir ! Les égratignures récoltés dans cet exercice sont autant de trophés gagnés.

Zineb, la cousine de Mouad. Surnommée Jaws, elle lit tout ce qu'on lui donne. Du SMS privé jusqu'au cours de Philosophie sur Kant ou Hegel en passant par la poésie arabe. Il faut reconnaître qu'elle a une qualité inégalable : elle lit sans hésiter tout ce qui s'écrit avec des caractères latins ou arabes. Mais alors ne lui demandez surtout pas le sens de ce qu'elle lit de sa voix haute au timbre fort :-) Ce n'est pas
son problème s'il y a des fautes d'orthographes ou si la personne qui a écrit le cours qu'elle lit a sauté tout un paragraphe :-) Donneuse de voix, ses enregistrements ont non seulement servi à Mouad mais également à toute une clique de jeunes élèves aveugles dans plusieurs villes du Maroc. Elle était peut-être, ses dernières semaines, la "rock-star" la plus écoutée chez les élèves de l'OAPAM

Voilà, nous (re-)vivons à nouveau. Normalement. Comme toute autre famille avec nos soucis, nos espoirs. Mais également avec un peu plus de responsabilité et de bonheur que nous procurent ces jeunes aveugles et malvoyants, véritables petits bonhommes et demoiselles pleins de vie; et de défis; et dont la cécité n'entrave en rien leur désir de croquer la vie à pleines dents !

Cordialement
Tarik