Tuesday, November 8, 2011

Destin

Crédit photo : http://www.labidikm.com
Nouvelle de science fiction écrite en mars 2004. Presque un an après les attentats de Casablanca.

Benslimane, le 18 août 2002 : le visiteur

Par ce bel après-midi d'été, je sirotais mon thé à la menthe tout en écoutant une douce mélodie de "tarab andaloussi". Cette musique ancestrale qui nous vient d'Andalousie arabe était propice à la détente et à la méditation. Soudain, quelqu'un sonna à la porte. En ouvrant je me retrouvai en face d'un jeune inconnu vêtu d'un djellaba blanc.

  • "Oui ?" demandai-je à mon interlocuteur, "que puis-je pour vous ?"
  • "Salamou alaykoum, puis-je entrer, j'aimerais vous entretenir d'une affaire importante."
  • "Alaykoum salam, entrez, je voue prie".

J'offris à mon hôte un verre de thé avant de l'inviter à aborder le sujet de sa visite.

  • "Je ne sais pas par quel bout commencer, mais je vais aller droit au but. Je m'appelle Yahia Zemmouri je viens du futur pour vous entretenir d'une affaire importante concernant la sécurité de notre pays."
  • "Ah je vois ! et si je vous suis bien vous êtes-là pour m'avertir de la venue d'une méchante créature qui va venir du futur pour tuer votre père pour éviter que vous, vous ne soyez sois né et vous empêcher ainsi de libérer le peuple de la terre d'horribles machines !" répondis-je ironiquement.
  • "Non, je ne plaisante pas, il ne s'agit pas d'un film. C'est la réalité. En fait je suis né en 2061 et je vis en ce moment en 2080. Le maroc encourt un grave danger si nous n'agissons pas maintenant pour l'éviter" répondit froidement mon jeune interlocuteur avec un air si sûr qui ne manqua pas de me perturber. Je regardai au fond des yeux de mon invité pour essayer d'y déceler un quelconque dérangement mental ou la trace d'un blagueur endurci, mais je n'y voyais qu'une détermination sans faille et un air un peu soucieux.
  • Admettons. Est-ce que vous êtes en train de m'expliquer qu'en 2080 l'humanité a inventé la machine à remonter le temps ?
  • Si vous voulez, mais disons que par un entraînement spécifique il est possible de remonter le temps.
  • Cela me semble fort improbable, physiquement parlant et c'est un euphémisme.
  • Pas si improbable que ça si vous y pensez vraiment. Vous admettez avec moi qu'au niveau des particules élémentaires comme les électrons et les protons l'expérience montre que ces particules peuvent se déplacer vers le futur ou vers le passé ?
  • Oui, en effet. Mais un électron qui se déplace vers le passé n'en est plus vraiement un : il devient un positon.
  • Justement, il n'y a aucune différence entre un électron et positon sauf par la charge, le premier a une charge négative et l'autre positive. Par analogie, un objet macroscopique tel qu'un individu, peut se déplacer vers le passé moyennant un changement dans l'équivalent de la charge de l'électron que nous nommons 'champ de Khan'.
  • Je n'ai jamais rien lu sur ce champ de Khan ...
  • C'est vrai qu'en 2002 ce champ n'était pas encore connu. C'est un physicien pakistanais qui l'a introduit. Cela a permis d'unifier la force de gravitation avec la mécanique quantique, deux disciplines restées longtemps inconciliables. Avec ce nouveau concept, même des objets massifs macroscopiques deviennent régis par la mécanique quantique et se voient ainsi interprétés comme des quantifications du champ de Khan.
  • "Hum ..." dis-je d'un air rêveur. "Continuez jeune homme, je vous suis parfaitement".
  • "Si la formulation mathématique a été faite par Khan en 2050, on est resté presque 20 ans dans une période de grande confusion. Même si la nouvelle physique était confirmée parfaitement par l'expérience au niveau microscopique, cette conception de la physique avait du mal à trouver un terrain d'expérience ou d'application au niveau macroscopique." Le jeune homme s'interrompit pour vider son verre de thé.
  • "Cela me semble plausible, mais nous ne m'avez toujours pas expliqué l'objet de votre visite." rétorquai-je au jeune homme tout en lui servant un nouveau verre de thé.

Aremd, 5 mai 2077 : ZAD


Une ambiance fiévreuse était palpable dans cette zawya située à Aremd, un village perchée à 2700 mètres. Le pied du sommet le plus haut de l'Afrique du nord, le mont Toubkal qui culmine à 4165 m, est l'endroit rêvé pour se soustraire aux soucis de la civilisation moderne. Les randonneurs de montagne qui passent à quelques centaines de mètres d'ici pour entamer leur ascension vers le sommet ne soupçonnent pas l'existence de cette zawya, ZAD. La Zawya des Ahbabs Addayane ou Zawya des Adorateurs de Dieu connaissait peut être son jour le plus excité depuis qu'elle a été fondée il y a quelques décennies déjà.

Le concept de "zawya" est aussi vieux que le Maroc. Il s'agissait à l'origine de confréries religieuses qui alliaient à la fois la pratique mystique et l'enseignement d'une manière générale. Ces institutions avaient chacune à leur tête un "cheikh", une sorte de guide spirituel et temporel. Les zawayas étaient plus ou moins politisées en fonction de la puissance du régime central. Tout l'espace vide laissé par le pouvoir central était assez rapidement rempli par les zawyas. Le maroc en 2077 a bien changé. Pays démocratique et laïque, l'Islam y est toujours largement pratiqué mais il est maintenant une affaire personnelle complètement en dehors du champ politique. Ni les opposants ne l'utilisent pour renverser le régime, ni ce dernier ne s'en sert pour assujettir les citoyens. Ces derniers sont représentés par des institutions démocratiques et le roi, symbole de l'unité du pays, règne mais ne gouverne pas. Un Conseil Suprême des Oulémas est institué pour exprimer l'avis des savants de l'Islam sur les questions du moment, mais ce conseil a un statut purement consultatif. Formée de spécialistes multidisciplinaires, cette institution pratique l'Ijtihad. Cette activité scientifique dont l'essence est de promulguer de nouvelles règles de l'Islam s'insiprant de l'éthique de cette religion et s'adaptant à l'évolution des sociétés et de leurs environnements.

A l'image du pays, les zawyas ont aussi changé se consacrant à leur rôle de recherche spirituelle. Les disciples de ZAD ont une approche originale : ils allient la prière mystique à la recherche scientifique. Le fondateur de la zawya, un certain Ahmed Benmansour, était un brillant professeur de mathématique au MIT aux Etats-Unis avant de revenir à son village natal et fonder cette zawya. On ne sait pas au juste ce qui a décidé ce premier cheikh de la ZAD à revenir à ses origines pour se consacrer à la recherche de la félicité ici bas avec la prière et la méditation. Tout ce qu'on sait c'est qu'après son pèlerinage à la Mecque il est revenu complètement métamorphosé. L'originalité de sa zawya tient du fait qu'elle faisait de la recherche scientifique un moyen de méditation. Plusieurs brillants esprits scientifiques réputés sont issus de cette zawya.

En attendant que les 130 zadistes se rassemblent dans la grande salle de la prière qui fait office de salle de réunion, le cheikh avait du mal à contenir l'excitation de ses disciples. Des discussions enflammées se déclenchent par-ci et là dans un lieu où, en principe, on doit être complètement dévoué à Dieu. Une fois que tous le monde est rassemblé, le cheikh prononça ce discours :

"Mes chers frères, je comprend votre nervosité, c'est bien la première fois dans l'histoire de l'humanité que nous avons réussi à mettre en oeuvre une technique fiable et sécurisée pour remonter dans le temps. Comme toute nouvelle technique révolutionnaire, elle suscite les passions et provoque les divergences. Nous sommes là pour statuer sur une question cruciale pour l'avenir de notre pays et même celui de l'humanité. En effet, de notre échec ou notre réussite dépendra le sort de beaucoup d'humains directement ou indirectement. Comme vous le savez, dès la découverte de cette technique il y a maintenant deux ans, nous ne cessons de l'étudier aussi bien théoriquement que par quelques expériences. Aujourd'hui un certain nombre d'entre vous souhaitent utiliser cette technique pour conjurer le sort tragique d'un certain nombre de nos compatriotes qui un jour se trouvés victimes de plusieurs attentats sanglants. Une autre partie parmi vous estime qu'il est encore trop tôt pour mettre en oeuvre réellement cette technique. Avant que cette assemblée ne prenne de décision par voie de vote je propose que l'on discute tous ensemble et que l'on pèse le pour et le contre avant de prendre une décision. Je vous cède donc la parole."

Après cette introduction du cheik, il s'ensuivit un débat houleux mais dont voici les principales péripéties.
  • Cheikh, si nous refusons de faire cette expérience nous serons dans la situation de non assistance à personne en danger. Nous savons que nous pouvons sauver des vis et éviter des drames et nous persistons à tergiverser.
  • Cher frère, nous ne sommes pas dans la situation que tu décrits. En effet, nous ne sommes pas certain de pouvoir réussir. Pire nous ne savons même pas les risques que nous courons. Vouloir apporter assistance à des centaines de personnes et mettre en danger des milliers voire des millions d'autres ce n'est pas très malin.
  • J'ai l'impression que tu exagères un peu, cela fait deux ans que nous étudions la question sous tous les angles et les risques sont vraiment minimes.

Le débat s'orientait également vers le choix de l'intervention à faire dans le passé.

  • Quelqu'un pourrait m'expliquer le choix des événements du 16 mai 2003 à Casablanca et Marrakech comme cible. Pourquoi ne pas cibler l'une des nombreuses guerre meurtrières qui ont ensanglanté le passé de l'humanité et mettre tous ses efforts pour les éviter.
  • Croyez-le mon frère notre démarche n'est pas égoïste. Si nous intervenons aussi proche dans l'espace et dans le temps c'est que notre savoir est limité et nos modèle de simulation sont flous ou inopérant dès que l'on s'éloigne dans l'espace ou dans le temps.
Après la discussion il y eut le vote et le "oui" l'a emporté. Les zadistes remonteront le temps pour changer le cours de l'histoire récente du maroc. Une fois la décision prise, tout le monde fait de son mieux pour l'appliquer et la faire réussir. Une décision de l'assemblé de ZAD engage tous les zadistes et chacun s'efforce d'oublier les différents d'avant le vote.

Benslimane, le 18 août 2002 : la mission


En guise d'explication de sa mission, Yahia sortit du capuchon de son djellaba un numéro d'un journal daté du 17 mai 2003 et me le tendit. Je lus à la une avec de gros caractères :"Attentats sanglants hier à Casablanca et Marrakech : bilan provisoire 200 morts et plus de 500 blessés" Avant de lire la suite de l'article je levai des yeux effarés vers Yahia comme pour m'assurer qu'il ne s'agissait pas d'une mauvaise blague, mais l'air grave qu'il arborait me faisait craindre que ce que je lisais était la sombre réalité. J'ai terminé la lecture en diagonale l'article sur les attentats puis je me retournai vers Yahia et lui dis :

  • Je devine un peu ce que vous voulez faire mais avant de vous suivre dans votre raisonnement j'ai un problème de logique. Supposons que l'on empêche tous les terroriste de commettre leur forfait, il n'y aura donc plus d'attentats.
  • Oui, en effet.
  • Et il n'y aura donc plus de raison que vous soyez là puisque dans le futur, d'où vous venez d'après vos dires, il n'y aura plus d'attentats.
  • C'est l'objection classique que l'on oppose à toute idée de voyage dans le temps. Pour vous répondre simplement, je dirai que dans l'avenir d'où moi je viens, il y a bien eu des attentats. Maintenant, toi et moi nous avons une seconde chance, nous allons essayer d'infléchir cet avenir pour qu'il prennent une autre direction où il n'y a pas de victimes. C'est un peu comme si tu roulais en voiture tu t'es trompé de chemin sans te rendre compte. Après quelques kilomètres, conscient de ton erreur tu décides de retourner en arrière et suivre une autre route, un autre destin.
  • Donc l'univers serait en fait un espace-temps qui boucle sur lui même, modifie son histoire puis continue sur un autre chemin et peut boucler ainsi sur lui même autant de fois qu'une de ses parties décide de revenir en arrière pour changer l'histoire. Cela ne mènerait-il pas à un chaos ces retours incessants en arrière ?
  • Non, si le système est bien conçu. Pour comprendre cela j'userai d'une analogie. Un espace-temps qui se modifie lui même est comme une chaudière réglée par un système à rétroaction. L'ingénieur qui l'a conçue y a incrusté un mécanisme d'autorégulation que les automaticiens appellent une boucle de régulation. Quand la température augmente la pression augmente et celle-ci actionne le clapet qui diminue le débit du fuel de chauffage et donc la température diminue. Quand la température diminue, la pression diminue, le clapet laisse passer plus de fuel et la température augmente à nouveau. Évidemment ce jeu de yoyo arrive à un équilibre que les automaticiens ont calculé auparavant. Cet équilibre correspond à la température et la pression désirées par le concepteur de la chaudière. Dans ce système la température comme la pression deviennent mutuellement à la fois cause et effet l'une de l'autre presque de manière continue. Dit autrement, on peut dire que l'effet a précédé la cause ! Idem pour notre univers. Il produit des êtres qui reviendront de manière continue en arrière pour changer son histoire qui leur a donné naissance et ce jusqu'à arriver à un équilibre.
  • Même si d'un point de vue logique cela se tient, d'un point de vue philosophique j'ai encore du mal à avoir les idées claires. Par exemple, dans notre philosophie religieuse, l'avenir est l'apanage de Dieu, en principe il m'est impossible de savoir que dans 9 mois il y aura des attentats sanglants, or je viens justement de lire ce destin dans un journal que vous m'amenez le plus simplement du monde. Il y a quand même de quoi être secoué non ?
  • En fait, Dieu qui a conçu cet univers, a bien prévu cette possibilité d'autorégulation. Dieu connaît l'état d'équilibre auquel va arriver l'univers à une époque donné, mais pas vous ni moi. A propos des attentats que nous allons essayer d'éviter en remontant dans le temps. Est-ce que nous sommes réellement certain que nous allons les empêcher ? Nous allons certes essayer mais le résultat est incertain. Donc en dépit du journal que vous avez entre les mains, on ne sait pas ce qui va se passer réellement demain. Ce que vous lisez sur le journal est un futur possible. C'est une route que nous pouvons en effet prendre mais nous ferons tout pour l'éviter et prendre une autre plus agréable.
  • Et si on ne faisait rien, les attentats auront lieu quand même. Donc on le connaît bien cet avenir.
  • Non, si nous n'agissons pas, peut être que d'autres le feront ou peut être pas. En somme nous ne savons rien de l'avenir.
  • Là vous me donnez le vertige. Si je comprend bien n'importe qui à n'importe quel moment peut revenir en arrière et diriger l'histoire vers une direction peut être opposée de quelqu'un d'autres ?
  • Au niveau individuel et local oui. Mais au niveau global, tout l'univers tend vers un équilibre défini par son Concepteur. Si je reprend l'image de la chaudière, nous serions les molécules d'eau qui chauffent dans la chaudière et qui partent dans tous les sens sous l'effet de la chaleur dans un mouvement individuel désordonné et anarchique. Cependant le mouvement désordonné des molécules tend globalement vers un équilibre qui détermine la température et la pression de la chaudière. Les molécules infimes que nous sommes ignorons tout de l'équilibre que nous participons, par notre agitation, à déterminer.
  • Nous avons à la question : pourquoi me choisir moi ? suis-je impliqué dans les attentats ?
  • Non, ce n'est pas cela du tout. Nous avons décidé d'enquêter sur les 20 kamikazes qui se sont fait exploser à Casablanca et Marrakech. En général, nous préférons ne pas les contacter directement. Nous contactons quelques personnes ayant des connaissances en physique ou suffisamment ouverts d'esprit pour comprendre et accepter notre démarche. De plus la personne contactée devra avoir une affinité idéologique avec les kamikazes ...
  • Pardon, que voulez-vous insinuer par cela ? quelle affinité pourrais-je avoir avec des auteurs d'attentats ?
  • Ne vous fâchez pas, ce que je veux dire c'est que vous êtes un musulman pratiquant et vous allez à la mosquée tous les jours. Vous êtes donc plus proche de ces jeunes islamistes qu'un marxiste qui considère que la religion est l'opium des peuples. Sachez que ces jeunes kamikazes sont pour la majorité de jeunes issus des quartiers pauvres de Casablanca et Marrakech et qui n'ont pas eu la chance d'avoir une bonne éducation. Ils sont la cible aisée de manipulateurs de tout genre. Quelqu'un de pratiquant et de tolérant comme vous à toutes les chances de les persuader.
  • Comment allons-nous procéder ?
  • J'ai ici les noms et les photos de 5 kamikazes habitant au quartier Sidi Moumen à Casablanca. Notre mission est de les convaincre de renoncer à ce qu'ils vont faire.

Casablanca, le 19 août 2002 : Sidi Moumen


Sidi Moumen, ce quartier pauvre de Casablanca est constitué essentiellement de plusieurs bidonvilles poussant comme des plaies infectées sur la périphérie de la ville blanche. A l'origine bâtis comme des habitats temporaires par des immigrants venant de la campagne chercher du travail dans la capitale économique, ces quartiers de la honte sont devenus rapidement le cauchemar permanent des autorités locales de la ville comme de l'administration centrale. Sans eau courante, sans réseaux d'assainissement, ces quartiers se sont transformés en ghettos qu'on cache par des grands murs lorsqu'ils longent un axe routier important. On ne veut pas que les touristes voient ces quartiers ou tout simplement, on veut se mentir à soit même en jouant à la stratégie de l'autruche. Ce n'est pas les projets de leur éradication qui manquent. Cependant, à chaque fois que l'on reloge une partie, d'autres habitats insalubres se créent profitant de la corruption. Ce genre de quartier était le terrain de chasse de tous les extrémistes et des délinquants de tout poil.

Il était quatre heure trente du matin, le quartier était désert. Quelques rares individus, convergeaient, comme moi, vers la grande mosqué de Sidi Moumen pour la première prière de la journée. Celle-ci a lieu juste avant l'aube. L'hiver, cette prière d'Al-Fajr a se déroule vers 6h30' mais en été c'est plutôt vers 4h du matin qu'elle a lieu. Des fois, ceux qui se sont levés tôt pour aller à cette prière croisent les fêtards qui viennent de rentrer et qui n'ont pas encore dormi. On peut croiser aussi les "hitistes" du mot arabe "hitte" ou "hayte" qui signifie mur. Les "muristes" sont ces jeunes chômeurs qui restent toute la nuit et une partie de la journée addossés à un mur au coin de rue en train de bavarder. Eux, ils attendent le lever du jour pour aller dormir dans les places libérées par leurs plus jeunes frères et soeurs. Voilà une manière efficace pour gagner un peu plus d'espace pour dormir !
J'arrivai à la mosquée, enlevai et rangeai mes chaussures, fis la prière de "salut" de la mosquée puis m'adossai à une poutre en attendant la prière commune. Je scrutais du regard les rares courageux qui se sont déplacés à cette prière matinale. Je ne tardai pas à trouver ce que je cherchais. Deux des cinq jeunes dont Yahia m'a montré les photos étaient bien là. J'avais vu juste. Vu leur ferveur religieuse, ces jeunes ne peuvent manquer cette prière matinale, de plus le fait que le nombre de fidèles était restreint, cela me facilitait ma recherche. Restait le plus difficile : développer une stratégie d'approche qui ne soulèverait pas de soupçons. J'ai longuement réfléchi à la question avant de venir à la mosquée. Comment un homme âgé de quarante ans comme moi peut-il aborder des jeunes de moins de trente ans et gagner leur confiance. J'avais la possibilité directe et rapide d'utiliser les informations de l'enquête dont je disposais en leur disant que je venais de la part de leur chef Abou Hassan à Fes. Mais cette solution était risquée. Il fallait donc patienter et jouer sur plusieurs semaines. J'ai donc décidé d'abord de me faire remarquer par mon assiduité. Je stationnais à chaque fois ma voiture devant la mosquée et ne manquais aucune prière d'Al-Fajr. Avec la tête de bon père de famille que j'avais et mon assiduité à la prière je ne ressemblais pas à un flic. J'avais des chances de gagner la confiance de ces groupes très secrets et très méfiants. Avec ma voiture et mes vêtements qui contrastaient avec la pauvreté du quartier je voulais me faire remarquer et qui sait, peut être me faire recruter si jamais ils ont besoin dans leur réseau d'un bon père de famille inspirant confiance et en plus motorisé. Ma patience paya au bout d'une semaine. Ce vendredi après la prière d'Al-Fajr, à peine sorti de la mosqué, un jeune de ma liste, m'aborda :
  • "Salamou alaykoum " dit-il en souriant.
  • "Alaykoum salam" repondis-je avec le sourire également.
Ce fût tout pour cette première journée. Le lendemain on progressa davantage, après le rituel salamou-alaykoum-wa-alaykoum-salam ce fût une question :
  • On ne te voit pas à toutes les prières mon frère, tu ne viens donc qu'à la prière d'Al-Fajr ?
  • Oui, en fait je n'habite pas ici. J'habite à Benslimane. Ce mois d'août j'ai une université d'été à l'université d'El Jadida. Sur ma route vers cette ville je passe par votre mosqué où je fais ma prière. A six heures trente du matin je suis déjà sur place. J'ai largement le temps de prendre le petit déjeuner avant de commencer le travail.
Toutes les informations étaient justes. Pour éviter les soupçons, si jamais j'étais surveillé, il fallait que tout soit juste. La seule petite entorse à la réalité c'est qu'avant je faisais la prière d'Al-Fajr près de chez moi à Benslimane et je ne m'arrêtais pas à Sidi Moumen.
  • Tu es donc un professeur à l'université ?
  • Oui !
  • L'université d'El Jadida ?
  • Non, celle de Rabat mais ce mois d'août je travaille à El Jadida.
Ainsi chaque jour on progressait dans notre relation, davantage de confiance s'installe entre nous. D'autres jeunes se joignirent à nous progressivement. On parlait 10 à 15 minutes devant la mosquée avant que chacun de nous aille à ses préoccupations. Les discussions étaient banales et tournaient autour du travail de chacun ou de principes de base de la reigion concernant les prières par exemple, etc. Chaque soir je rencontrais Yahia et lui rendait compte de mes progrès. Il m'amenait à son tour soit des éléments nouveaux sur le groupe où je veux m'infiltrer soit les nouvelles d'autres personnes comme moi qui approchaient les autres terroristes.
Au fur et à mesure que la confiance s'installe, les discussions devenaient de plus en plus longues et pouvaient durer jusqu'à une heure, mais jamais plus. Un jour nous parlions de l'actualité :
  • "Que penses-tu l'invasion de l'Irak par les états unis ?" me lança un des jeunes.
  • "Que veux-tu que j'en pense mon frère. Les américains veulent jouer au gendarme du monde. Après avoir corrigé la Yougoslavie et bombardé son territoire sans relâche, c'était le tour de l'Afganistan et maintenant c'est l'Irak qui paye. A qui le tour ? la Corée ? l'Iran ? " répondis-je
  • "La Yougoslavie et la Corée ne sont que des leures, ce qui les intéresse c'est de détruire le monde musulman et exploiter ses richesses" me lança un jeune sèchement.
  • "Je ne pense pas qu'il faut voir des raisons religieuses partout. Aux états unis, en général ce sont des raisons économiques qui priment" rétorquai-je
  • "Faux mon frère !" cria un autre jeune "les juifs et les sionistes nous font croire cela, en fait ils veulent dominer le monde en contrôlant les états unis"
Je voyais que j'avais beaucoup de travail, je décidai de m'armer de patience et d'ajourner la discussion à une autre fois. Ces jeunes n'étaient pas violents du tout. Ils étaient simples et comprenaient leur religion au premier degré. Je partageais avec eux les références coraniques , les traditions du prophètes et même certains auteurs salafistes comme Ibn Taymia mais on n'avait pas la même profondeur de vision. Pour eux le monde est soit bon soit mauvais et sous-entendu bon est synonyme de musulman et mauvais tout ce qui s'éloigne même d'un yota du texte sacré. Je savais qu'ils recevaient un endoctrinement par ailleurs abusant de leur candeur. Il me fallait donc contre-carrer ces idées avec patience et méthodologie. Ma méthode consistait à partir de nos textes communs et de certaines citations bien choisies d'Ibn Taymia et son illustre disciple Ibn Al Qayim pour qu'ils prennent davantage de recul par rapport à eux-mêmes. J'essayais de leur expliquer que même les non musulmans iront au paradis s'ils n'ont pas reçu bien comme il faut le message de la religion islamique. Qui peut prétendre que les non musulmans reçoivent le message du vrai Islam, sans déformation ? Personne ! Par conséquent Dieu ne peut tenir rigueur aux noms musulmans d'un enseignement qu'ils ne connaissent pas. Doucement mais sûrement, des idées de tolérance ont été distillées dans nos discussions. Dorénavant personne ne se posait plus en "juge" des consciences. On laissait cela à Dieu pour en juger. Nous sommes ici-bas pour transmettre le message et non pas pour juger les gens ou les forcer à accepter notre message. J'ai découvert que parmi mes interlocuteurs il y avait des "marocains afghans". Ce sont ces marocains qui sous les yeux consentant des états unis de l'époque allaient renforcer la guerrila islamique contre l'occupant soviétique. Après le retrait des soviétiques ces marocains sont retournés au maroc. Ils étaient plus ou moins ignorés par la police marocaine jusqu'aux attentats du 11 septembre et la croisade américaine contre tout ce qui touchait de près ou de loin à l'Afghanistan. L'un de ces marocains afghan me lança un jour:
  • Tu as vu comment l'état marocain est fier de ses services secrets qui ont collaboré avec les américains pour torturer nos frères afghans. Je connais certains prisonniers de Guantanamu : ils ont été torturés et humiliés par les américains et la police secrète marocaine est complice de ce crime.
  • Tu as raison, ce n'est pas très malin pour notre pays de participer activement à une guerre qui ne le concerne pas. Nous n'avons pas frontière ni avec l'Afghanistan ni avec les Etats-Unis, alors pourquoi fourrer le nez là où ne pouvons récolter que l'animosité de certains.
  • "Il ne faut pas dire qu'ils ne sont pas très malins, il faut dire que ce sont des apostats car ils ont pactisé avec les mécréants et tous ceux qui pactisent avec les mécréants sont eux même des mécrants dit le Coran." me lança-t-il violemment.
J'ai été un peu surpris par ces propos violents. Les autres jeunes que j'avais progressivement à mon message tolérant guettaient ma réaction et voulaient vraiment savoir ce que je pense de ces paroles. Je me suis tu un instant et ayant baissé les yeux je me suis remémoré les images inhumaines de ces prisonniers du camp de Guantanamu parqués dans des cages subissant les pires sévissess physiques et psychologiques. Même sans connaître personnellement ces malheureux on peut compatir avec ces pauvres humains qui payent pour des crimes qu'ils n'ont peut être pas commis. Je relevai mes yeux et regardai le marocain afghan au fond des yeux et lui disais :
  • Tu as raison mon frère, ces prisonniers qui subissent ces sévices est une honte pour tout l'humanité. On ne peut pas accepter que des humains soit traités de la sorte. C'est la barbarie pure. Malheureusement nos dirigeants ont fait de mauvais calculs. En soutenant les tortionnaires ils croient qu'ils vont avoir le soutien des Etats-Unis dans notre cause nationale, mais ils se trompent lourdement. Les américains ne connaissent que leurs intérêts et il ne donneront rien au marocains. Mais dits-moi mon frère, si nos dirigeants ont commis des erreurs, même les plus graves, est-ce une raison pour les ex-communier ? Certes logiquement, ils doivent rendre compte de leur politique devant le peuple et devant Dieu mais ils restent des marocains et des musulmans. De plus, la violence n'a jamais engendré que la violence. Arrêtons ce cycle infernal. Soyons responsables. Soyons sages. Résolvons nos problèmes par le dialogue et la lutte pacifique. Dieu n'a-t-il pas demandé au prophète dans le Coran de privilégier le dialoguer tant que cela est possible ? Le prophète n'a-t-il pas dit que le grand Jihad est le Jihad de soit, c'est -à-dire la maîtrise de ses pulsions et de ses excès de violence contre soit même, contre les autres humains ou contre l'environnement ?
Le "marocain afghan" ayant constaté que je partage sincèrement sa peine s'est contenté de baisser la tête sans répondre. Il n'était pas encore convaincu, mais une brêche était faite la carapace dure qui enveloppait son coeur meutri par tant de violences vécues au plus profond de lui même.

Aremd, le 5 juillet 2077 : un vent de panique


Le cheikh était en pleine méditation aprés la prière d'Al-Asr quand une dizaine de zadistes sont venus le voir en courant.
  • Mon cheikh ! excuses-nous de te déranger mais l'affaire est grave
  • Que se passe-t-il mon fils ?
  • Nos frères Cheikh, nous perdons nos frères !
  • Calme-toi est explique-moi ce qui se passe.
  • Cela fait environ deux mois que nous avons entamé l'expérience de remonter dans le temps. Cela se passait très bien jusqu'à hier soir. On a perdu le contact avec deux de nos frères voyageant vers 2002 et ce matin nous avons encore perdu trois autres. Nous ne comprenons pas ce qui se passe. D'habitude nos frères restent dans un état de profonde méditation mais respirent normalement et restent en position assises aussi longtemps qu'ils voyagent dans le temps. Les frères que nous avons perdu hier et ce matin ont commencé par avoir des convulsions et des difficultés à respirer puis ils ont sombré dans un comma profond. Il ne sont cliniquement pas morts mais nous avons perdu tout contact avec eux.
  • Avez-vous envisagé la possibilité de tomber sur une faille de l'espace-temps. Ces points d'inflexions dans le modèle mathématique où les équations de champs de Khan ne sont plus continues ?
  • Oui, cheikh, nous avons bien vérifié cela il n'y a rien d'anormal de ce côté-là, tous nos frères voyagent dans un espace-temps lisse et continu.
  • Y a-t-il une autre explication ?
  • Seule explication possible c'est la collision avec la ligne d'univers d'autres voyageurs dans le temps. Cela peut produire des catastrophes imprévisibles localement.
  • Mais, à notre connaissance personne ne maîtrise encore cette technique sur terre ... Ah je vois. Serait-ce nos lointains descendants qui nous jouent des tours ?
  • C'est possible cheikh, c'est la seule explication !
  • Dans ce cas il faut rappatrier tous les zadistes immédiatement avant de déplorer d'autres pertes.
  • Mais cheikh la plupart n'ont pas encore terminé leur mission. Il n'y a que Yahia et Omar qui ont des résultats probants, les autres attendent encore.
  • Tant pis, nous ne pouvons pas sacrifier nos frères pour une cause que nous ne maîtrisons pas de toute façon.
  • Et ces malheureuses victimes des attentats ?
  • Mon fils, il faut se résigner à la volonté de Dieu. Nous sommes comptables devant Dieu pour les efforts que nous faisons pas pour les résultats que nous obtenons. Nous avons effectué ce qui est écrit que l'on fasse. Ordonnez à nos frères de retourner immédiatement.

Benslimane, le 17 mai 2003 : Epilogue


J'étais assis dans le salon en train de lire les tristes nouvelles dans le journal. Yahia, m'a subitement quitté il y a deux jours sans me donner d'explications. Moi même et un autre volontaire à Marrakech avions réussi dans notre mission. Nous avons dissuadé les terroristes mis sous notre responsabilité d'exécuter les plans qui leur ont été dictés. Jusqu'au bout ils avaient maintenu l'illusion vis-à-vis de leurs commanditaires mais ils étaient convaincus qu'il ne fallait pas tuer ses frères et soeurs. Ils avaient compris que l'on ne combattait pas la violence avec la violence, que l'on ne corrigeait pas les maux du pays à coup de bombes. Leur patrie avait besoin de leur sacrifice non pas en se faisant exploser mais en participant activement au développement de leur terre natale. Les autres terroristes n'ont pas pu être pris en charge à temps et ils sont allés jusqu'au bout. Certes nous avons réduit le nombre de victimes mais toute souffrance est de trop.

De toute façon, ce n'était pas bien grave, j'allais remonter le temps et corriger cette erreur. J'avais eu peur en voyant ce sympathique mais naïf Yahia me foncer dessus dans ma ligne d'univers. Heureusement que je l'avai esquivé à temps et j'avais joué la comédie avec lui. C'était la seule façon de survivre lui et moi. Il est vrai qu'en 2077 ils n'avaient pas encore établi le code de la route spatio-temporelle. Ils voyageaient n'importe comment au risque de provoquer des accidents.

Postscriptum


Toutes ces émotions m'ont éprouvées. Heureusement, que ma mission se termine dans deux mois et je pourrai revenir à temps pour fêter l'anniversaire de ma fille Khaoula qui soufflera ses dix bougies le 22 février 2196.

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