Tuesday, November 8, 2011

Le songe de Gaia

Source photo : wikipedia
Nouvelle SF écrite en mars 2003. La terre, Gaia, parle à un jeune homme et lui fait des démonstrations de force. Mais le jeune va étonner la puissante Gaia ...


La prière de vendredi


C'était le dernier vendredi du mois de Ramadan de l'an 1423 de l'hégire, soit l'année 2002 de l'ère chrétienne. Le calendrier des musulmans date de l'année de la consécration de l'Islam par l'émigration du prophète Mohamed vers Medine, environ 600 ans après la naissance du Christ. De plus, étant donné que l'année lunaire est plus courte que l'année solaire, le calendrier musulman rattrape lentement son retard en grignotant, chaque année, onze jours sur son décalage par rapport au calendrier chrétien. Une fois j'avais demandé à mon père "Ces six siècles de différence entre le calendrier musulman et chrétien ne sont-ils pas la cause de notre retard sur l'Europe?" Avec un sourire amer, mon père m'avait répondu "Non, mon fils, certes nous sommes aujourd'hui à la traîne des nations. Cependant, nous avions une civilisation grandiose qui a régné durant plusieurs siècles de Cordoba en Andalousie, à Bagdad en passant par Marrakech, Constantinople et Damas. De toutes ces capitales, la science arabo-musulmane a rayonné sur tous les continents connus à l'époque et notamment sur l'Europe. La renaissance du vieux continent au seizième siècle doit beaucoup aux savants musulmans qui ont transmis et enrichi les sciences antiques, égyptiennes, mésopotamiennes ou helléniques. Mon fils, si aujourd'hui nous pataugeons dans cette décadence c'est parce que nous nous sommes endormis sur nos lauriers".

Mon père avait certainement raison et j'avais, ce vendredi, l'occasion de le vérifier au sens propre du terme. En effet, j'accompagnais mon père à la prière de la joumoua. Nous sommes arrivés à la mosquée du quartier juste à temps pour prendre notre place à l'intérieur de la bâtisse. A peine quelques minutes plus tard, la mosquée allait, comme à l'accoutumée, être pleine. Les fidèles ne pouvaient plus que s'asseoir dehors, dans la rue, sous un soleil de plomb. A l'intérieur, on était à l'ombre mais il faisait chaud, très chaud. Les quelques ventilateurs électriques parsemés ça et là avaient du mal à faire bouger l'air qui selon les lois de la physique devait être plus léger sous l'effet de la chaleur. En réalité, il était lourd et oppressant, certainement sous l'effet de la vapeur d'eau de la transpiration. L'imam sortit de sa loge vêtu d'un beau djellaba et d'un selham (pardessus), blancs. Avec son turban marocain blanc, que l'on appelle "rezza", et sa barbe blanche, notre imam avait un visage de grand-père sympathique. Si j'aimais bien regarder le visage de ce vieux sage, je ne comprenais pas du tout ce qu'il disait. Ce n'est pas à cause de mon jeune âge mais surtout parce que notre imam attitré était d'un autre temps. Une fois j'ai remarqué que mon père étouffait un rire en plein milieu d'un sermon religieux. Après la prière, quand je lui ai demandé la cause de son attitude, il m'avança l'explications suivante. L'imam qui copiait ses sermons d'un vieux livre de "khoutab al joumoua", ou "sermons du vendredi", avait cette fois-ci fait le mauvais choix. Il nous avait lu un texte datant du 13è siècle à l'époque où Bagdad fut détruite par Hulacu, le chef mongol. Le texte, extrait du livre de l'époque, exhortait les musulmans à se soulever et libérer les terres d'Islam des mains des Tartares! Notre imam qui, manifestement, ne comprenait pas grand chose à ce qu'il lisait, a repris le texte intégralement sans y changer un mot. Aujourd'hui avec du recul, je vois que le sermon de notre imam était prémonitoire de la destruction de Bagdad par les américains menés par un Hulacu des temps modernes, G.W. Bush.

Si notre imam était en dehors du temps, les fidèles réagissaient à leur manière. La majorité d'entre eux, sous l'effet conjugué de la chaleur accablante et de la voix hypnotique de l'imam, démultipliée par les haut-parleurs, se laissait séduire par Hypnos, Dieu du sommeil et son fils Morphée, Seigneur des songes. Comble d'ironie, ces fidèles succombaient aux charmes de ces dieux païens dans la maison d'Allah ! L'imam pouvait prêcher ce qu'il voulait, rares étaient ceux qui lui prêtaient une oreille attentive.


Gaia


Ce vendredi-là j'étais donc assis avec mon père dans la mosquée quand, soudain, j'aperçus une lumière éblouissante qui me força à fermer les yeux. Une fraction de seconde après, je me suis retrouvé seul, dans un no man's land. Autour de moi tout était blanc comme si j'étais dans un avion au dessus des nuages. J'étais debout sans pour autant avoir la sensation que je pouvais toucher le sol du pied. Je flottais mais je n'étais pas en apesanteur car mes mouvements étaient normaux et ne ressemblaient pas à la danse des astronautes dans l'espace. J'étais bouleversé, étonné, je n'avais pas peur cependant. On dirait que cet endroit était enveloppé d'une aura magique qui pénètre au fond de l'âme pour la rasséréner. Esr-ce le paradis ? suis-je mort ? où est mon père ? où sont les autres fidèles ? Tout à coup j'entendis une voix féminine venant de nulle part :
  • Salamou alaykoum, Abderrahmane. Est-ce que ça va ?
  • Alaykoum salam. Oui, ça va merci. Qui êtes vous ? Où suis-je ?
  • Mon nom est Gaia. Je suis l'esprit de la Terre et tu es chez moi.
  • L'esprit de quoi ? Non, je ne veux pas le savoir. Je veux rentrer auprès de mon père.
  • Calme toi, qu'est ce qui te dérange ici ? Je veux juste qu'on discute un peu.
  • Qui vous dit que je veux vous parler ? Mon père doit être mort d'inquiétude en ce moment. S'il vous plaît, je veux retourner auprès de lui.
  • D'accord tu retourneras d'où tu viens mais tu n'as pas à t'inquiéter pour ton père. Nous sommes dans un vortex spatio-temporel où une heure chez nous correspond à une minute pour ton père et les autres fidèles de la mosquée. Comme l'imam en a pour une bonne vingtaine de minutes pour son discours, nous aurons largement le temps de discuter. Pour ton père, tu es toujours à côté de lui et tu dors paisiblement.
  • Mince !
  • Pardon ?
  • Non, rien. C'est juste que je ne voulais pas dormir comme beaucoup d'autres dans la mosquée. Mais j'ai une excuse, je ne dors pas en fait, c'est vous qui m'avez kidnappé en donnant l'illusion que j'ai cédé au sommeil. Vous dites que vous êtes l'esprit de la Terre. Vous ne vous moquez pas de moi par hasard ?
  • Non, absolument pas. Je suis bien l'esprit ou l'âme qui anime la planète Terre, le vaisseau vivant qui vous transporte dans l'espace intersidéral.
  • Je n'ai jamais entendu parler de vous et, à ma connaissance, personne ne vous a jamais adressé la parole, curieux non ?
  • Tu connais la légende de Sidna Kdar ?
  • Oui, ma grand-mère m'en a déjà parlé. De vielles dames racontent qu'elles avaient vu pendant l'une des soirées de Ramadan une lumière éblouissante, celle d'un ange qui exauce les v?ux.
  • C'est cela, oui. Eh bien cette légende était à l'origine provoquée par moi. J'essayais de discuter avec certaines dames qui me paraissaient pieuses et sages. Mais, au lieu de discuter avec moi, elles étaient choquées et n'arrêtaient pas de me demander de réaliser des v?ux en faveur d'elles-mêmes ou de leur famille. J'avais beau essayer de leur expliquer que je ne suis pas Dieu et que seul le Créateur du monde est capable de répondre à leurs demandes, elles s'obstinaient dans leur monologue.
  • Et c'est pour cela que vous avez changé de stratégie et vous voulez maintenant dialoguer avec les jeunes.
  • Oui.
  • Et pourquoi vous ne vous adressez pas à des politiciens où à des professeurs d'université, eux ils savent parler et aiment discuter ?
  • Je ne cherche pas des professionnels de la parlotte, je veux discuter avec des personnes capables d'engager un véritable dialogue.
  • Désolé, vous avez frappé à la mauvaise porte. Rendez-moi, s'il vous plaît, à mon père !
  • Mais pourquoi donc ? que t'ai-je fait de mal ? ou bien ma compagnie t'est-elle si désagréable ?

Gaia a prononcé cette dernière question d'une voix atterrée et triste. Je ne voulais pas peiner davantage cette "voix" si attachante et lui dis alors:
  • Supposons que j'accepte de discuter avec vous, qu'est-ce que je vais gagner en retour ?
  • Ah ! ces humains, vous avez le sens des affaires dans le sang ! J'allais justement te proposer une petite balade que tu n'oublieras jamais. Viens, suis-moi !
Cette fois-ci, la voix venait d'une direction donnée m'indiquant ainsi où je devais aller.


Voyage sublime


Après quelques pas, les nuages qui enveloppaient l'endroit où je me tenais s'étaient dissipés et une vue magnifique s'offrit à mes yeux. Gaia m'expliqua :
  • Nous sommes au dessus du pacifique sud. Est-ce que tu vois, légèrement sur ta droite, cette grande colonne qui paraît surgir de l'océan ?
J'aperçus en effet une formation nuageuse gigantesque sous forme d'un entonnoir de couleur grise. Gaia continua
  • Ce que tu vois est ce que vous appelez un cumulonimbus. C'est une formation nuageuse colossale selon vos dimensions. Celle-ci a une hauteur de plus de 20 000 mètres, soit plus de deux fois la hauteur de l'Everest. Le diamètre du haut de l'entonnoir mesure plus de 10 000 mètres. La vitesse du vent à l'intérieur dépasse les 200 km/h. Maintenant, regarde ce qui va se passer.
A l'instant où Gaia se tut, un éclair éblouissant jaillit du cumulonimbus et s'abattit dans l'océan avec une violence inouïe. Gaia continua :
  • L'énergie déployée par cet éclair dépasse l'énergie d'une centaine de centrales nucléaires et la température dans la zone avoisinant la source de l'éclair est au-dessus des 30 000 °C sachant que la température de la surface du soleil est de 6 000 °C environ. Les molécules d'air sont disloquées avec une puissance si faramineuse qu'ils produisent une détonation phénoménale.
Gaia se tut juste au moment où j'entendis un grondement qui alla crescendo. Une puissance invisible filtra le bruit après un certain seuil pour préserver mes tympans. Heureusement, m'expliqua Gaia, que ce genre de phénomène a lieu surtout en plein océan. Au dessus d'une petite ville, un cumulonimbus qui déverse son flot d'énergie peut l'anéantir entièrement. Une forêt peut partir en fumée en quelques secondes.
  • Que dis-tu de cela Abderrahmane ?
  • Sublime ! même au cinéma, je n'ai jamais vu une force de la nature de si près. Merci Gaia! On continue cette balade ? je commence à me plaire ici. Combien de temps est passé chez mon père ?
  • A peine 30 secondes.
  • Super ! continuons donc !
  • Tu connais les tremblements de terre ?
  • Oui bien sûr ! en 1961, la ville d'Agadir a été complètement détruite par un puissant tremblement de terre et plus près de nous, l'Algérie a connu un séisme dévastateur.
  • Les tremblements de terre sont mal nommés car la plupart d'entre eux ont lieu en pleine mer ! Comme l'océan est tout le temps secoué par les vagues, personne ne remarque rien. Mais ? ce n'est pas toujours le cas. Viens avec moi, on va vers les côtes du Japon. Descendons vers la mer à une centaine de kilomètres de la côte.
Nous descendions à la surface de l'eau puis plongions au fond marin sans que je ne sois gêné par l'eau. Je respirais comme un poisson dans l'océan ! Nous étions en face d'une falaise sous marine impressionnante. Elle était presque verticale et devait mesurer une centaine de mètres de dénivellation. Soudain, dans un bruit sourd, la falaise bougea puis s'affaissa sur une longueur de plusieurs centaines de mètres. Le vide subitement laissé par la roche effondrée fut assez vite renfloué par des trombes colossales d'eau. Gaia me fit monter à la surface de l'eau et je pus voir la surface de l'océan qui s'affaissait de manière brusque sur plusieurs centaines de mètres. Après cette baisse subite du niveau de l'eau, il s'ensuivit une surélévation quelques mètres plus loin. L'onde de choc était créée. Gaia me suggéra de suivre le déplacement de cette onde vers les côtes japonaises. L'onde se déplaçait à une vitesse modérée de quelques kilomètres par heure créant des vagues presque inaperçues au large. Au fur et à mesure que l'on s'approchait des côtes, la profondeur de l'eau s'amenuisait, l'amplitude de l'onde de choc s'agrandissait et sa vitesse augmentait dans la même proportion. A une centaine de mètres de la côte, un mur gigantesque d'eau d'une hauteur de 30 mètres s'était dressé subitement. Le tsunami était né. Sur la côté, les détecteurs sismiques sous marins avaient déjà donné l'alerte dans un pays accoutumé à ce genre de catastrophes. La ville côtière était déjà prête à recevoir ce mur d'eau qui, sous mes yeux ébahis, dévasta le port, jeta les bateaux à plusieurs centaines de mètres à l'intérieur de la terre ferme, détruisit la chaussée, les maisons et provoqua des incendies.


Gaia, Martia et la maladie des planètes


Après le cumulonimbus et le tsunami venait le tour des avalanches, puis nous revînmes à notre point de départ dans les nuages. Gaia entama à nouveau le dialogue :
  • Alors, satisfait de ta balade ?
  • Oui ! même dans mes rêves les plus fous je n'ai jamais imaginé que je puisse contempler les forces de la nature de si près.
  • Maintenant que j'ai rempli ma part du contrat, peut-on discuter maintenant ?
  • Combien de temps est passé chez mon père ?
  • A peine deux minutes.
  • Ok, de quoi veux-tu qu'on discute. Excusez-moi, puis-je vous tutoyer ?
  • Oui, bien sûr, ne te formalise pas avec moi. Pour répondre à ta première question, je veux qu'on parle de vous, de l'humanité.
  • C'est-à-dire ?
  • Bon, voilà. J'ai rencontré Martia hier et ?
  • Pardon de t'interrompre, qui est Martia ?
  • Ah, excuse-moi, c'est la planète que vous appelez Mars. Elle est passée à côté de moi à quelques 60 millions de kilomètres. La dernière fois qu'on s'était vues, c'était hier, enfin, il y a 73 000 ans selon vos références temporelles. A l'époque, l'Homo Sapiens faisait ses premiers pas sur Terre.
  • Tout cela me semble insensé. Les planètes papotent entre elles et moi je suis là, au dessus des nuages, en train de discuter avec l'esprit de la Terre. Suis-je réveillé ou bien je rêve ? peut-être que j'hallucine ?
  • Non, tu es bien éveillé et tu es en pleine santé. Il me semble aussi que tu es tout à fait indiqué pour me prodiguer quelques conseils.
  • Te conseiller, toi qui contrôle ces forces gigantesques de la nature ? tu plaisantes ?
  • Non, je suis sérieuse. D'ailleurs, j'ai déjà consulté quelques jeunes d'autres pays et j'ai beaucoup apprécié l'échange de points de vue avec eux.
  • D'accord, admettons. Qu'est-ce qu'elle t'a dit Martia ?
  • En fait c'est moi qui lui ai parlé de mon mal.
  • Parce que tu es malade ?
  • Oui, je suis malade des humains.
  • Explique-moi, je n'ai pas bien compris. Vois-tu, je ne suis pas docteur ès "terranopathie". Je ne pouvais pas voir le visage de Gaia pour savoir si elle souriait ou si elle trouvait mon humour un peu lourd. J'avais pourtant le sentiment qu'elle souriait. L'intonation de sa voix ne suggérait pas un quelconque mécontentement.
  • Ecoute, Abderahmane, à mon échelle, l'humanité est comme une colonie de microbes ou de virus dans mon organisme. J'ai attrapé la vie à partir d'une comète il y a quelques 800 millions d'années. Au début, ça allait très bien. L'explosion de la vie dans l'hydrosphère puis dans la lithosphère, a permis à mon atmosphère d'avoir moins de gaz carbonique et plus d'oxygène. Cet élément, bien que ne constituant qu'un cinquième de mon atmosphère, a permis un travail d'érosion de la lithosphère qui, d'une certaine manière, rajeunit ma peau, selon vos termes.
  • Ah les femmes, vous êtes toutes les mêmes !
  • Hé ! jeune homme, que connais-tu des femmes ?
  • Plus que tu n'imagines ! répliquai-je rapidement. Gaia rit puis continua :
  • Revenons à notre sujet. Je disais que je m'accommodais très bien de la vie. Certes il y a eu quelques malheureux accidents qui ont failli anéantir toute vie sur terre, comme cet astéroïde que j'ai heurté il y a 65 millions d'années et qui a plongé la terre entière dans une nuit de poussière durant plusieurs années en tuant du coup presque les trois quarts de la faune et de la flore terrestre.
  • Tu fais allusion à la catastrophe qui a éradiqué les dinosaures ?
  • Exactement !
  • Quel est le problème avec l'homme ?
  • Son penchant à s'autodétruire et à saccager son environnement. A mon échelle, ceci ne me touche qu'imperceptiblement. Je pourrais continuer à vivre sans l'Homme, mais je me suis attaché à cette espèce originale de la vie. Je trouve dommage qu'elle disparaisse bêtement.
  • Voilà une attitude curieuse ! C 'est comme si je disais que je me suis attaché au virus de la grippe qui attaque mon corps !
  • Non, ton analogie n'est pas correcte. Tu sais bien que dans votre organisme il y a des microbes qui vivent en parfaite symbiose avec vous. Certains aident à la digestion, d'autres remplissent d'autres tâches plus ou moins connues de vous.
  • C'est vrai. Qu'est ce qu'elle t'a suggéré, Martia ? d'aller voir le Dr Jupiter pour te prescrire des antibiotiques ?
Gaia rit de ma plaisanterie puis continua :
  • Tu ne crois pas si bien dire Abderrahmane, c'est presque ça, sauf que c'est elle qui s'érige en docteur, ou plutôt en quelqu'un d'expérimenté en la matière.
  • Tu veux dire qu'elle aussi, elle a eu le "mal de l'humanité" ?
  • En quelque sorte, oui. Elle avait abrité, environ un milliard d'années avant moi, une forme intelligente de la vie. Curieusement cette vie intelligente s'est développée de manière exponentielle en risquant de perturber dangereusement l'équilibre écologique de Martia.
  • Comment ton amie a résolu son problème ?
  • De manière radicale.
  • Ce qui veut dire ?
  • Il nous est facile d'éliminer ce qu'on veut de notre peau. N'oublie pas que la partie émergée de la terre qui abrite l'homme est une mince couche extrêmement vulnérable. On peut nettoyer notre lithosphère comme on veut.
  • Comment Martia a-t-elle "nettoyé" les martiens de sa surface ?
  • De la manière la plus simple. Elle a pratiqué une incision dans son écorce juste le temps que tout l'eau martienne s'engouffre dans les profondeurs de la planète. Plus d'eau à la surface, plus de vie.
  • Et toi, que penses-tu de cela, Gaia ? dis-je, avec une certaine inquiétude.
  • Rassure-toi Abderrahmane, je ne suis pas comme Martia, sinon je ne t'aurais pas fait venir ici.
  • Pourquoi suis-je ici, alors ?
  • Pour m'aider à trouver une solution à mon problème de mal d'humanité qui va droit à la catastrophe. J'aime bien ces humains, j'aimerais bien voir leurs descendants partir dans les étoiles et me ramener des nouvelles des autres planètes de la galaxie. C'est dommage d'arrêter cette aventure en si bon chemin.
  • Tu as raison, les hommes sont devenus fous. Par l'effet de serre, il risquent de réchauffer la terre et faire fondre une partie de la calotte polaire qui élèverait le niveau des mers de 6 mètres engloutissant toutes les villes côtières et réduisant l'espace vital de l'homme. Sans parler du spectre nucléaire qui risque de détruire toute forme de vie animale sauf les rats et peut-être les scorpions. Quel gâchis !
  • Que me conseilles-tu de faire, Abderrahmane ?
  • Je te dirai ce que je pense tout à l'heure, mais dis moi d'abord les suggestions des autres jeunes que tu as consultés.
  • J'ai eu diverses opinions, allant de celui qui préconise que je fasse des séminaires de sensibilisation aux décideurs du monde à celui qui prône que je détruise tout l'arsenal militaro-industriel de l'humanité à coup de foudres, de tsunamis et de tornades destructrices. Et toi, Abderrahmane, que me suggères-tu ?
  • Je ne sais pas. Il me faut du temps pour réfléchir, c'est une question sérieuse et compliquée, je dois y réfléchir avant de te répondre.
  • On a encore le temps, réfléchis à ton aise et répond-moi quand tu auras trouvé une idée.
  • Non, je ne peux pas réfléchir maintenant, je dois revenir chez moi pour assimiler tout ce que j'ai vu. On se donne rendez-vous dans une semaine si tu veux.
  • Non, je ne peux pas te voir dans une semaine. Il faut une conjonction particulière des astres pour que je puisse entrer en contact par la parole avec l'humanité. La prochaine configuration astronomique favorable aura lieu dans 28 jours ?
  • C'est parfait ! alors on prend rendez-vous dans quatre semaines. On se retrouve où et comment ?
  • Tu m'attendras à l'aube sur la plage de Aïn-sébâa, près de chez toi. Ça te va ?
  • Parfaitement. Au revoir, Gaia.
  • Au revoir, Abderrahmane.


Retour sur terre


L'instant d'après je me retrouvai près de mon père écoutant le sermon de l'imam. Mon père n'a pas l'air d'avoir remarqué ni mon absence ni le fait que je donnais l'impression de dormir. Il était absorbé par les paroles de l'imam. Apparemment c'était un bon vendredi. Mon père m'avait dit une fois que, de temps en temps, une fois sur dix environ, l'imam lisait des sermons magnifiques d'une grande valeur spirituelle et qui récompensaient largement son assiduité à cette prière hebdomadaire.

Je ne révélai à personne ce qui s'était passé ce jour-là et le jour convenu avec Gaia, je demandai à mon père de me réveiller tôt pour l'accompagner à la mosquée pour la prière du matin, juste avant l'aube. Après la prière, je pris congé de mon père en arguant que j'allais prendre un peu d'air à la plage. Je savais qu'il n'allait pas me proposer de m'accompagner car il avait l'habitude de lire le Coran à la maison et de méditer jusqu'au lever du soleil. Ensuite, il partait à son travail. Je m'assis sur le sable un peu humide de rosée matinale et profitai de la brise côtière qui emplissait mes poumons d'air frais et mon c?ur d'un bonheur indescriptible. J'avais encore du mal à réaliser que ce qui m'était arrivé quatre semaines plus tôt était réel. Les sensations que j'avais vécues étaient tellement fortes et leur souvenir si clair dans mon esprit que j'avais du mal à concevoir que cela puisse être un simple rêve.


Sur la plage un pêcheur s'apprêtait à prendre la mer à bord d'une grande chambre à air (d'une roue de camion ou de tracteur), utilisée en guise de bateau. Au milieu de la chambre à air il avait fixé un morceau de contre-plaqué circulaire faisant office de fond de ce bateau de fortune. Il y jeta son filet et son sac, enfila ses palmes et, à reculons, poussa son embarcation vers la mer. Je regardai ce jeune pêcheur qui bravait l'océan avec de si faibles moyens quand, soudain, j'aperçus à l'horizon, à l'endroit ou le ciel embrassait la mer, une lueur blanchâtre. Au début je crus que c'était les prémices du lever du soleil mais je me rendis compte que je regardais à l'ouest et le soleil devait se lever derrière moi. La lueur devint de plus en plus proche et de plus en plus intense. Je tournai la tête autour de moi pour voir l'effet de ce phénomène sur les autres personnes fréquentant cette plage en cette heure matinale. Ni le pêcheur ni les quelques sportifs qui courraient le long de la côte ne semblaient remarquer cette lumière. J'étais le seul à l'avoir vue. Quand la lumière devint insoutenable, je fermai les yeux. En les rouvrant, une fraction de seconde après, je me retrouvai au même endroit serein et paisible qu'il y avait quelques semaines. J'étais heureux de constater que je n'avais pas rêvé et je pris alors l'initiative :
  • Salamou alaykoum, Gaia
  • Alaykoum salam, Abderrahmane. Tu as réfléchi à ce que je t'avais demandé.
  • Oui, bien sûr. Je n'ai fait que ça depuis notre dernière entrevue.
  • Et alors ?
  • Je peux être franc avec toi ?
  • Bien sûr, Abderrahmane, c'est bien pour cela que je me suis adressée à des jeunes. Les adultes sont plus enclins à être diplomates que sincères.
  • Eh bien ma chère Gaia, je trouve que ton attitude est prétentieuse et celle de Martia tout simplement inadmissible. Je marquai une petite pause avant de continuer : l'humanité que vous prétendez pouvoir nettoyer comme un vulgaire parasite a, me semble-t-il, un dessein beaucoup plus noble que cela. La question que tu te poses sur l'attitude à prendre vis-à-vis de l'humanité est, pour moi, clairement en dehors de tes compétences.
  • Je t'ai bien expliqué comment Martia a coupé court à l'aventure des êtres intelligents sur son sol et je t'ai bien montré que je pouvais sonner le glas de la civilisation humaine. Je ne pense pas que je sois prétentieuse, c'est la réalité.
  • Gaia, ce qui est curieux c'est que ton attitude n'est guère mieux de celle de l'humanité. Tu es aussi orgueilleuse que l'homme lui-même. Je vais te poser une question : pourrais-tu, par exemple, arrêter ta rotation autour du soleil ? même pour un court instant ?
  • Bien sûr que non, je ne peux me soustraire aux lois de la nature.
  • Eh bien, tu ne pourras pas non plus arrêter la vie de l'homme sur Terre. Ce que tu crois avoir attrapé par hasard, à la faveur d'une rencontre avec une comète, n'est en réalité pas un événement fortuit. Une force plus importante et plus sage que toi et que l'humanité est derrière tout cela. Rien n'arrêtera le développement de l'humanité. Que tu l'admettes ou non, nous sommes partie intégrante de toi-même. Tu ne pourras pas nous éliminer, comme nous ne pourrons jamais te détruire.
  • Comment expliques-tu l'éradication des martiens par Martia ?
  • Je pense que ton amie n'est qu'une petite prétentieuse. Je peux toujours me tenir debout à côté d'un arbre immense arraché par la tempête et, en brandissant une petite hache de la main et prétendre que c'est moi qui ai abattu l'arbre.
  • Donc, selon toi, les martiens auraient disparu pour une autre raison que l'action consciente de Martia ?
  • Exactement, je pense que la force qui a arrêté la vie sur Mars est la même qui a donné le feu vert pour déployer la vie intelligente sur Terre. Dis-moi Gaia, est-ce que tu t'es déjà demandé pourquoi ton axe de rotation est incliné légèrement sur le plan de ta trajectoire autour du soleil ?
  • Non, pas vraiment.
  • Tu n'es pas sans savoir que sans cette légère inclinaison, il n'y aurait point de saison et point de vie sur Terre. Coïncidence ? En voilà d'autres : tu sais que la molécule d'eau constitue un dipôle électrique avec un pouvoir dissolvant extra-ordinaire, favorisant l'assimilation des éléments chimiques nécessaires à l'éclosion de la vie. Cette même eau est pratiquement le seul élément chimique dont le volume augmente en se solidifiant. Cette augmentation de volume brise, en hiver, la roche dans laquelle l'eau s'est infiltrée durant l'été. Cette érosion charriée par les eaux de la pluie vers l'océan a enrichi celui-ci d'éléments chimiques nécessaires à l'éclosion de la vie. Autre coïncidence : la glace, en augmentant de volume devient plus légère que l'eau et monte à la surface de l'océan, protégeant les fonds marins du froid et permettant à la vie de continuer, malgré les ères glaciales qu'a connues la terre.
  • C'est curieux, en effet.
  • Je pourrais multiplier les exemples à volonté, cependant l'essentiel de mon propos c'est de dire que l'avenir de l'humanité et de la vie intelligente sur Terre ne dépend pas de toi. Il me semble que toi même tu obéis à un dessein qui te dépasse. La symphonie que nous jouons tous ne me semble pas toucher à sa fin et le chef d'orchestre continue sa partition.
  • Revenons à notre sujet initial, Abderrahmane, tu ne crois pas que l'humanité est en train de détruire tout ce que ton chef d'orchestre s'évertue à synchroniser.
  • Non, l'humanité n'a pas cette capacité. L'humanité est, à plus grande échelle, bien plus sage que ce que tu penses. Les dérives manifestes de certains détenteurs de pouvoir finiront par être démasquées et la majorité des humains les combattra. L'humanité est fondamentalement bonne, elle finira par se débarrasser de ses scories et entrer à nouveau en harmonie avec son environnement. Je soupçonne même que ta conscience, toi Gaia, est nourrie par la conscience de millions d'humains sur cette terre qui aiment et respectent la vie.
  • Abderrahmane, c'est bien la première fois qu'un humain me donne une explication possible de ma propre conscience.
  • Gaia, ma discussion avec toi, la dernière fois, m'a ouvert les yeux sur certaines évidences. Manifestement nos préoccupations fondamentales à l'échelle humaine sont à peu de choses près les mêmes au niveau des fourmis ou des microbes si on descend vers le microscopique. On retrouve les mêmes soucis à votre niveau, celui des planètes et c'est certainement le cas à une échelle plus grande de l'ordre des galaxies et des amas de galaxies. Je suis persuadé que nous tous, à n'importe quelle échelle que nous soyons, nous participons à la conscience globale de cet univers. Globalement, nous servons un dessein grandiose. Nous tous, nous commettons des erreurs. Ces égarements font partie de la beauté à grande échelle et à long terme de cet univers. Ce qui nous semble à notre niveau injuste, participe en réalité de cette lutte positive qui crée la beauté et tend vers la perfection de cet univers.
  • Tu as probablement raison Abderahmane.
  • Gaia, la symétrie et la perfection n'ont jamais été le moteur de la dynamique de cet univers. Au contraire, le bris de symétrie et les imperfections ont toujours été le creuset de la richesse de la vie. Tu sais bien que les gouttes de pluie ne se seraient jamais condensées s'il ne recelaient pas ces impuretés que sont les grains de poussière. Les galaxies et les étoiles ne se seraient jamais formées s'il n'y avaient ces brisures de symétrie dans l'espace-temps prévues dans les modèles cosmologiques. L'univers aurait même disparu quelques secondes après sa création dans une gerbe colossale d'annihilation de matière et d'anti-matière s'il n'y avait cette dissymétrie avantageant légèrement la matière sur sa rivale.
  • Donc selon toi, ces militaro-industriels et ces politiciens qui détruisent notre écosystème et allument les feux de la guerre un peu partout dans le monde sont nécessaires à la progression et la prospérité de la vie à l'échelle globale de l'univers ?
  • Oui, sans cette lutte entre le bien et le mal, le monde sombrerait dans la décadence. Les humains sensés sur cette terre combattront et vaincront les apôtres de la guerre et de la destruction. Mais ensuite apparaîtront d'autres formes de lutte pour améliorer l'univers. Ton rêve de voir l'humanité évoluer et aller rencontrer d'autres formes de vies sur d'autres planètes n'est pas un simple rêve, c'est notre conscience globale et confuse à nous tous. Nous atteindrons certainement cet objectif d'aller visiter les autres étoiles et planètes de la galaxie. Le monde est ainsi conçu : il s'améliore inexorablement, même si localement nous pouvons avoir l'impression qu'il recule. Cependant, il ne faut pas se faire d'illusions : il faut lutter et combattre, ne pas baisser les bras. La roue et l'inertie de l'univers tout entier est avec nous. Nul besoin d'être un maître Jedi de la guerre des étoiles pour sentir cette force de l'univers : elle est en nous, elle nous traverse, elle nous anime. Il faut juste aller dans le sens de la roue de l'univers et l'effet de levier sera extraordinaire.
  • En conclusion Abderrahmane, que me suggères-tu ?
  • Tu n'as pas à te préoccuper outre mesure de l'humanité, Gaia. Nous saurons régler nos problèmes nous-mêmes. Nous sommes trop faibles pour arrêter la montée vers la perfection de cet univers et nous sommes trop forts pour que toi ou quelqu'un d'autre puisse entraver notre ascension dans l'échelle de la vie intelligente et consciente. Gaia, ton mal d'humanité est en réalité une crise de conscience. Notre conscience commune, celle de tout cet univers qui se demande d'où il vient, où il va et quel est le moyen optimal pour lui d'arriver à bon port dans les meilleures conditions. Toutes les parties de cet univers n'ont pas le même degré de conscience ni d'évolution ni n'aspirent, localement, au même développement. Cependant, il ne faut pas trop s'en inquiéter. A l'instar des molécules d'un gaz hétérogène qui finissent par atteindre un équilibre thermique plus proche de la température des constituants les plus nombreux, les habitants de cet univers finiront par atteindre la sagesse suprême, équilibre final de ce cosmos. L'entropie qui augmente inexorablement à grande échelle dans notre monde n'est qu'une facette de la sagesse qui finira par triompher.

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