Tuesday, November 8, 2011

L'aître de Saint Maclou

Crédit Photo : panoramio.com
Cette nouvelle d'histoire et de science fiction a été écrite en août 2006 et a été publié sur un de mes anciens sites web qui n'est plus en ligne. 

Deux corps de jeunes gens sont découverts bien conservés après 1100 ans d'inhumation près d'une vielle église, dans la ville de Rouen. De Oualidia à Paris, de Casablanca à Courdou et de la Terre à Pluton, cette nouvelle conjugue l'histoire des dinosaures à celle de l'Andalousie, le plaisir de la gastronomie à celui de la musique ...Ce récit est également celui de l'amour, de la haine, de l'intelligence et de la décadence humaine.


Nostradamus

  • Mais comment peux-tu être aussi sûr de ce que tu dis, Yasser ?
  • Ecoute Pierre, c'est très simple ! Les dinosaures ont disparu il y a combien d'années ?
  • Il y a environ 65 millions d'années.
  • Soit. T'as déjà entendu parler de la ceinture de Kuiper ?
  • Vaguement, oui ...
  • Il s'agit d'une ceinture d'astéroïdes située aux confins de notre système solaire. Contrairement à celle qui se situe entre Mars et Jupiter, à 285 millions de km de la terre, cette formation de rochers orbite à près de 7 milliards de kilomètres du soleil. Bien au-delà de l'orbite de Pluton.
  • Quel est le rapport avec notre propos. Si ces astéroïdes gravitent à des milliards de kilomètres de la terre, il n'y a pas de risque que l'un d'eux vienne causer des dégâts sur terre.
  • Justement, c'est là l'objet de mes recherches. La communauté scientifique a bien établi aujourd'hui que la ceinture de Kuiper à un plan de rotation atypique autour du soleil. Il est fortement incliné et variable par rapport au plan de l'écliptique, plan virtuel dans lequel la quasi- totalité des planètes gravitent. De plus, cette ceinture croise l'orbite de la terre de manière périodique. J'ai établi que cette période est de l'ordre de 65 millions d'années, justement.
  • Il me semble que ta théorie ne fait pas l'unanimité au sein de la communauté des astrophysiciens. 
  •  Tu connais les scientifiques aussi bien que moi. Contrairement à ce que l'on croit, la raison scientifique ne motive pas souvent leur jugement. De plus, je crois que le fondement mathématique de ma démarche les dérange. J'ai basé tous mes calculs sur la théorie mathématique des catastrophes, discipline bien mal nommée, je le reconnais. Si la physique classique étudie les systèmes dans leur état stable et prévisible, la physique des systèmes complexes permet d'étudier des objets instables dont le comportement est difficile à prévoir. L'idée fondamentale de cette théorie est qu'un système physique ou autre peut avoir un comportement tellement complexe que toute prévision de sa dynamique future devient impossible avec les outils mathématiques usuels. La théorie des catastrophes nous aide à voir plus clair dans ces systèmes. En les modélisant, il est désormais possible de pousser plus loin notre capacité de prévoir leur évolution. Seulement, il faut disposer de mesures expérimentales de plus en plus fines des conditions initiales de ces systèmes complexes. 
  •  Justement ! seule l'expérience permettra de départager tes supporters de tes détracteurs.
  • Tu as raison. En fait, j'ai omis de te le dire. La semaine dernière après le colloque de Oualidia où j'ai présenté mon dernier article sur le sujet, j'ai été contacté par le directeur de l'ISA (International Space Agency). L'agence compte, lors du prochain vol d'exploration de Pluton, effectuer des expériences sur la dynamique de la ceinture de Kuiper. On mesurera avec une précision ingénalée, par les instruments actuels, la période de rotation et l'inclinaison de l'axe de rotation de la ceinture. On m'a demandé de concevoir ces expériences.
  • Si l'ISA a décidé de mener ces expériences c'est qu'elle prend très au sérieux tes idées.
  • Ce ne sont pas de simples idées, mais une certitude. Le destin de la terre est scellé. La fin du monde est proche.
          Pierre n'a pas répondu à cette prophétie lugubre de son ami Yasser. Attablés sur la terrasse de "L'Araignée Gourmande", restaurant avec  vue imprenable sur la lagune de Oualidia, les deux amis Yasser Nosrati, l'astro-physicien d'origine iranienne et Pierre Labrot, le journaliste scientifique d'origine française, discutaient depuis presque deux heures.
           Oualidia, petite ville située à 180 kilomètres au sud de Casablanca, est bien connue pour sa plage et ses spécialités de poissons. La seule côte au Maroc où l'on peut se baigner sur les deux rives opposées d'une lagune se trouve à Oualidia. Une chaîne de collines côtières de rocs et de sable, sorte de presqu'île rallongée, laisse passer l'eau de l'océan en un seul endroit. L'eau qui s'engouffre crée la lagune à l'eau paisible, protégée des vagues de l'océan par la jetée naturelle formée de collines. Comme si cette magie ne suffisait pas, par marée basse, une île de sable se forme au beau milieu de la lagune. Les nageurs y font escale sur la terre ferme avant de passer à l'autre rive. Les pique-niqueurs du dimanche préfèrent utiliser les services des passeurs propriétaires de barques antiques en bois. Ces derniers les  embarquent  avec armes et bagages et notamment le classique barbecue en terre cuite pour faire griller les sardines fraîches fournies par le port de Safi, situé à 60 kilomètres de là. Durant la traversée en diagonale, prolongée exprès par les passeurs pour justifier le prix demandé aux touristes, les vacanciers peuvent profiter de la vision féerique qu'offre la rive depuis le large. C’est l'occasion d'admirer les vestiges du palais du roi Mohamed V, monarque de la dynastie des Alaouyines. Cela permet également d'admirer des espèces protégées d'oiseaux migrateurs ou encore une flore rarissime préservée par une géographie qui la rend inaccessible au piétinement insouciant des touristes ou des autochtones.
          Durant le repas copieux, composé de fritures de poissons et de fruits de mer, le dialogue entre les deux amis avait vite tourné vers l'obsession de Yasser : la fin programmée de l'humanité et de la quasi- totalité des espèces sur terre. Le pessimisme de la discussion contrastait avec le plaisir du menu et l'insouciance des estivants sur la plage. En ce début d'après-midi, la plage était bondée de vacanciers. Certains bronzaient sous le soleil d'août, d'autres jouaient au tennis de plage tandis que d'autres profitaient joyeusement de la baignade dans la lagune. Pierre essayait tant bien que mal de profiter de l'ambiance, mais le discours pessimiste de son ami finit presque par l'envoûter. Il savait très bien que celui-ci ne jouissait pas d'une bonne réputation auprès de ses confrères qui lui reconnaissaient tous sa compétence professionnelle, mais n'appréciaient guère ni son caractère ni ses idées saugrenues sur la fin du monde. Il était facile de déformer son nom, Nosrati, en Nostradamus, du nom du père des prophéties catastrophiques du Moyen Age. D'un tempérament colérique et le verbe cinglant, il n'avait aucune chance de gagner des amitiés parmi ses confrères. Il n'hésitait pas à tourner en dérision un collègue qui commettait une erreur de logique ou qui utilisait un raisonnement non fondé mathématiquement, de manière rigoureuse. Il n'aimait pas non plus expliquer les "évidences" aux personnes  de QI moyen. Les étudiants non brillants n'avaient aucune chance de suivre son cours sur la théorie mathématique des systèmes complexes. Si l’ un d’eux lui posait une question qu'il estimait in-intéressante, il n'y répondait pas et continuait son cours comme s'il n'avait rien entendu. Par contre, à une interrogation qui lui paraissait digne d'intérêt, il pouvait passer plusieurs minutes à y répondre. Il se foutait de la pédagogie comme un dromadaire de sa bosse. Il avait gagné sa réputation d'empêcheur de tourner en rond depuis le temps où il était étudiant. Le jour où un éminent professeur d'université présentait un article qui avait fait couler beaucoup d'encre élogieuse, il surprit l'assistance en interrompant le brillant orateur lors d'un passage crucial de sa démonstration par une phrase devenue célèbre dans le campus : "Votre raisonnement est faux Signor. Sinon Zénon n'aurait pas tort !" Derrière le ton moqueur, la référence au paradoxe de Zénon d'Elée était un indice qui révélait la faille dans le raisonnement du professeur. En fait la somme d'une série numérique infinie ne peut être finie que si la série est convergente. L'assistance, rompue aux subtilités du raisonnement mathématique, comprit vite l'allusion de Nosrati et la bourde commise par le chercheur. Ce dernier publia plus tard un article qui résolvait la difficulté soulevée par Nosrati.
          L'amitié qui liait Labrot et Nosrati était des plus étranges. Voici deux êtres que tout opposait mais qui se liaient d'amitié et passaient des heures ensemble. Quand on posait la question à Nosrati il répondait par une phrase du genre : "Le proton et l'électron ont tout qui les oppose et pourtant l'atome d'hydrogène existe !" Si quelqu'un insistait, le professeur explique en usant toujours de la même métaphore "Vous n'êtes pas sans savoir que la masse du proton en dehors de l'atome est légèrement supérieure à sa masse à l'intérieur de celle-ci. Une partie de la masse est transformée en énergie de liaison" Comprenez par là que Nosrati fait des concessions pour faire durer son amitié avec Labrot. Ce dernier, a suivi un cursus non scientifique. Il était juriste de formation. Ensuite il a été recruté par un journal scientifique. Sa rigueur et sa curiosité intellectuelle ainsi que sa plume facile mais usant de mots justes et d'expressions précises le prédestinait au journalisme scientifique. Diplomate, beau parleur, élégant et galant avec les femmes, Labrot incarnait tout ce que Nosrati n'était pas. Il a rencontré ce dernier lors d'un congrès scientifique et se sont vite liés d'amitié. Pierre appréciait le grand esprit scientifique et Yasser admirait l'amoureux du verbe et de la plume. Leur amitié durait depuis dix ans.
          Ce jour, après cette longue discussion autour d'un repas à Oualidia, Pierre se tut. Tout en sirotant son thé à la menthe, les paroles de son ami raisonnaient encore dans son esprit. Il comptemplait les insouciants qui prenaient un bain de soleil ou de mer. Avaient-ils la moindre idée de ce qui les attendait ? Et si ce soleil dont tout le monde profitait sur la plage était amené à disparaître sous un nuage opaque de poussière soulevé par l'impact de l'astéroïde ? Et si tout cette civilisation, ces plaisirs, cette humanité allaient soit brûler sur le bûcher provoqué par l'impact de l'astéroïde soit noyés par le gigantesque tsunami soulevé par ce projectile que nous enverrait Kuiper ? L'humanité allait-elle céder la terre à une espèce qui serait mieux adaptée que notre race ? Qui soupçonnait, il y a 65 millions d'années que les minuscules mammifères allaient régner sur terre et enfanter de cette race humaine alors que les dinosaures étaient les maîtres incontestés de la planète ? Pierre prolongeait son regard plus loin à l'horizon en direction des forêts qui abritaient quelques espèces rares d'oiseaux ou d'animaux. Serait-ce possible que parmi ces espèces, existerait la race qui supplanterait l'humanité ? A moins que les lois implacables de l'évolution n’ élisent une espèce inconnue de l'homme ? Peut-on imaginer un plan pour sauvegarder l'espèce humaine en cas de catastrophe majeure due à un astéroïde ? Il y a 65 millions d'années, 80% des espèces terrestres ont disparu en un clin d'oeil géologique. La race humaine, malgré sa puissance technologique, paraît encore plus vulnérable que les dinosaures, jadis. Ce qui inquiétait le plus Pierre c'était l'intérêt porté par l'IAS aux travaux de son ami. Cela confirmait bien que le problème était plus sérieux que ne laissait apparaître l'establishment politique et scientifique de la planète.

Zyriab

  • Maîtresse !  Maîtresse !
  • Qu'est-ce qui t'arrive ? pourquoi  cries tu comme une folle ?
  • Les barbares ont attaqué le fort Almoudawar, ils sont à vue d'oeil de la muraille de Qortoba !
  • Idiote ! tu m'as fait si peur ! Je croyais que la corde du rabab (sorte de violon) s'était cassée ! Amène l'instrument que je t'ai confié et appelle Zyriab, le musicien.
  •  Mais , Maîtresse ...
  •  Tais-toi et exécute ce que je t'ai dit.
          Quelques instants plus tard, un jeune homme beau et élégant fit son entrée chez la princesse. Il s’inclina respectueusement devant elle avant de lancer d'un ton solennel "Zyriab, à votre service Princesse !". La princesse en question était Mahassine ,fille unique de l'Emir de Qortoba, Abderrahmane bnou Al-Hakam. A cette époque, en l'an 840, l'Espagne resplendissait de la civilisation arabo-musulmane dans les principales villes de la péninsule ibérique. Qortoba (Cordoue), Ichbilia (Séville), Gharnata (Grenade), Malaqa (Malaga), Tolaïtila (Tolède) et Saraqosta (Saragosse) étaient des villes rayonnantes de prospérité de culture et de savoir. Parmi toutes ces villes, Qortoba a été la capitale de l'Espagne musulmane durant toute l'époque où le pays était unifié sous le règne des Omeyades. Par la suite après le démantèlement de  cet empire , sous les coups conjugés des Abbassides à Baghdad et des insurgés chrétiens en Espagne, chacune des villes est devenue un royaume autonome.
          Malgré les problèmes politiques, l'Espagne musulmane était à cette époque à son apogée scientifique et culturelle. Pendant que le reste de l'Europe était plongé dans l'ignorance et la superstition, la science et la civilisation arabo-musulmanes rayonnaient dans ces villes. De grands penseurs musulmans comme Ibn Sina (Avicenne), Ibn Khaldoun, Al Farabi, Al Khawarizmi et  autres, ont poussé la connaissance de l'humanité vers de nouveaux sommets, intégrant puis dépassant la pensée grecque. De nouvelles disciplines telles que l'algorithmique, la médecine, la chimie et la physique ont été développées par les savants arabes. Les grandes familles chrétiennes européennes de l'époque n'hésitaient pas à envoyer leurs enfants s'instruire dans les universités de l'une ou l'autre ville d'Espagne selon le contexte et les alliances politiques du moment. Côté artistique, si la sculpture ou la peinture de formes humaines étaient contraires à l'éthique musulmane (on répugne à imiter la création de Dieu), la poésie, la musique, les arts figuratifs, la calligraphie et l'architecture avaient atteint le summum en cette période de l'histoire. Les Emirs musulmans d'Espagne et le Calife à Bagdad rivalisaient de beauté dans les constructions, architectures des villes et créations artistiques.
          Zyriab était non seulement le plus connu des musiciens andalous et musulmans en général, mais il était également une icône pour la jeunesse musulmane et chrétienne de l’Espagne de l'époque. D'origine perse, il a fui Baghdad pour venir s'installer à Qortoba.  Sa coupe de cheveux, sa barbe, ses vêtements étaient imités par une jeunesse « avant-gardiste ». Les idées de liberté de pensée trouvaient leur expression dans une musique nouvelle, "branchée", selon la terminologie moderne. Le flamenco est originaire de cette musique nouvelle créée par Zyriab. Ce musicien talentueux était un virtuose de l'instrument arabe "l’oud" auquel il a rajouté une cinquième corde. Zyriab a trouvé dans le cadre féerique du palais de Qortoba l'ambiance propice pour exprimer tout son art.
  • J'ai besoin de tes bons conseils, Zyriab, lança la princesse Mahassine.
  • Je suis tout ouïe, Princesse.
  • Tu connais le prince Samuel Ximénés, fils du roi de Navarre Garcie Ximénès, qui poursuit ses études à Qortoba ?
  • Oh oui, je connais très bien ce jeune homme charmant et intelligent. Il brille de mille feux dans tous ses cours, notamment dans le cours de musique.
  • Je ne sais pas comment te le dire... En fait, j'aime Samuel et lui aussi m’aime. Et il me demande en mariage.
  • Hum ...
  • Je ne sais pas comment le dire à mon père et je souhaite avoir ton avis sur la question.
  • Le moment est vraiment très mal choisi pour parler à votre père de ce sujet. Il est sorti depuis ce matin pour aller mater la rébellion chrétienne au fort Almoudawar. Ces barbares n'ont pas trouvé meilleure idée que de se lancer tête baissée pour affronter la puissante armée de notre Emir. Ils cherchent le martyr à tout prix et sous n'importe quel prétexte, aussi futile soit-il.
  • Oui, ces guéguerres ne finissent jamais. Justement notre mariage ne serait-il pas de bonne augure pour la paix et l'amour entre les humains quelle que soit leur race ou leur religion ?
  • Sur le principe, d'un point de vue politique, nos relations avec le royaume de Navarre sont excellentes. Nous avons soutenu ce royaume contre les Francs. Nous avons échangé des ambassadeurs avec eux et nous recevons chaque année une délégation militaire que nous formons aux arts de la guerre. Leurs étudiants sont également les bienvenus dans nos universités. Donc en principe, cet éventuel mariage ne devrait pas poser de problème politique, bien au contraire. Par contre, il y aurait un souci religieux, vous devinez lequel ?
  • Non, pas de problème de ce côté. Samuel a déjà embrassé la foi musulmane et il est prêt à le déclarer officiellement devant le Qadi (le juge) de Qortoba.
  • Je ne pense pas que cela sera du goût du père de Samuel ni de tous ces fanatiques religieux chrétiens. Vous le savez très bien, ces derniers considèrent que nous autres musulmans, nous dépravons leur jeunesse et nous la détournons du droit chemin. Annoncer une telle déclaration officielle leur donnerait des arguments supplémentaires pour haranguer les foules d'illettrés chrétiens qui ne connaissent de la chrétienneté que le sens du martyr. Imaginez, pas plus tard qu'hier, l'abbé Diego a exhorté des jeunes fanatiques à insulter le prophète Sidna Mohamed en public. Quand la police a présenté ces jeunes devant le Qadi, ils ont expliqué qu'il est de leur devoir religieux d'insulter le prophète des musulmans. Le Qadi leur a expliqué qu'aucune religion n'ordonne à ses fidèles d'insulter les autres. Ensuite, après les avoir sermonné, il a voulu les relâcher. C'est là que les jeunes fanatiques ont été pris d'hystérie. Ils ne voulaient pas partir. Ils voulaient absolument mourir. Ils cherchaient le martyr ! Ce n'est que manu militari que les gardes les ont finalement reconduits chez eux. Par contre, le Qadi a ordonné l'emprisonnement de leur instigateur, l'abbé Diego. En ordonnant à ces jeunes naïfs d'insulter le prophète, il croyait qu'ils allaient être exécutés sans ménagement. Il a sous estimé l'intelligence du Qadi. En poussant ces jeunes au martyr, l'abbé Diego voulait provoquer un soulèvement populaire et faire rallier à sa révolte même les mozarabes, ces chrétiens complètement intégrés dans notre culture arabe. 
  •  C'est vraiment triste. En tout cas, Samuel est prêt à affronter son père et moi le mien. Quant aux fanatiques, quoi que nous fassions, ils seront toujours mécontents. 
  • Je vois. La flamme de l'amour vous brûle. J'espère que le feu se limitera à  votre coeur. Les bûchers en terre chrétienne sont légion de nos jours.
  • Je ne comprends vraiment pas ces fanatiques. Nous avons réussi à créer une société multi-raciale et multi-religieuse. A Qortoba les Espagnols de souche vivent en paix avec les Arabes venus d'Orient et les Amazighs venus d'Afrique du Nord.  Musulmans, chrétiens et juifs pratiquent leur religion en toute quiétude. Si les non musulmans payent une dîme à l'état (jizya), nous autres musulmans, nous payons la zakat dont le montant est plus élevé. Et tout cet argent va aux caisses de l'Etat pour le bien de toute la communauté. Pourquoi veulent-il détruire tout cela ? Pourquoi veulent-ils remplacer cette richesse culturelle par une société fanatique, illettrée et ennuyeuse ?
  • L'abbé Diego n'est qu'un instrument aux mains du roi Alphonse II qui a des objectifs de vengeance et de domination.
  • Revenons à notre propos. Penses-tu que je dois parler de Samuel à mon père après son retour du fort Almoudawar ? 
  •  Je devine déjà sa réponse. Mais vous pouvez, que dis-je, vous devez lui en parler.
  • Tu penses qu'il refusera.
  • J'en suis certain.
  • Alors j'irai jusqu'au bout de mes convictions ?
  • C'est-à-dire ?
          Je ne peux rien te dire maintenant, Zyriab. Merci pour le conseil. Je discuterai avec mon père dès son retour.


L'Aître de Saint Maclou

  • Allô ?
  • Salut Pierre. Excuse-moi de te réveiller à cette heure de la nuit. Mais j'ai une proposition importante à te faire.
  • Ca ne peut pas attendre demain matin ?
  • Non, justement, on doit prendre l'avion pour Paris tôt le matin.
  • Vas-y doucement, je ne comprends rien à ce que tu dis.
  •  Ecoute Pierre. Je ne peux pas tout t'expliquer maintenant par téléphone. Mais sache que c'est en relation avec l'expérience de l'ISA dont je t'ai parlé. On a abouti à des résultats extraordinaires. C'est top secret. Je ne peux rien dire au téléphone. Mais j'ai besoin de toi à mes côtés pour ce voyage en France. S'il te plaît, ne me laisse pas tomber.
          Dans cette supplication, il y avait une intonation inhabituelle chez Yasser. Piqué  dans sa curiosité, Pierre, ne pouvait hésiter un instant.
  • Ok ça marche. Je suis du voyage pour Paris.
  • Mille mercis ! Je savais que t'es un bon pote.
  • On se voit quand et où ?
  • Demain à 7h du matin, directement sur le tarmac de l'aéroport de Benslimane. J'ai tout arrangé. Il te suffira de présenter ta carte professionnelle à l'entrée de l'aéroport. On te conduira jusqu'à l'avion militaire qui nous amènera à Paris. Ce n'est pas le grand confort, mais on pourra transporter, sans compter, du matériel.
          Dans l'avion cargo qui les transportait, Pierre fut surpris par ce dont les militaires étaient capables. Profitant de l'espace disponible, ils avaient aménagé un espace de travail et de détente digne d'un chef d'état. Nosrati et ses deux assistants avaient tous les moyens de communication et leurs instruments à portée de main. Nosrati pouvait continuer son travail durant  le voyage. Sous l'insistance de son ami Labrot, il a fini par s'extraire à ses écrans. Il donna quelques consignes à ses assistants et vint s'installer à côté de son ami, sur des fauteuils en cuir. Ils prirent leur boisson préférée : le thé à la menthe. Nosrati entama la discussion en parlant de la menthe utilisée pour préparer le thé. Elle proviendrait de la région de Oualidia. L'eau d'irrigation étant légèrement salée, tous les produits fermiers de la région offraient une saveur spéciale, introuvable ailleurs. Nosrati expliqua également que même les boeufs et les moutons mangeaient, en plus de l'herbe et du foin, quelques algues marines se trouvant au bord de la lagune, donnant ainsi un goût spécifique aux viandes de la région. Parmi les qualités que Nosrati appréciait chez Labrot c'était sa patience. il était capable d'écouter religieusement ce discours sur les produits fermiers, alors qu'il brûlait d'envie de savoir la raison principale de son voyage en France. Nosrati finit par aborder le vif du sujet, brusquement et sans transition.
          "Il a fallu envoyer une sonde spatiale à plus de 7 milliards de kilomètres de la terre pour nous rendre compte que la réponse que nous cherchions était chez nous, sur notre propre planète." commença Nosrati. Puis il continua :
          "Pour que tu puisses comprendre l'enjeu de l'expérience que nous menons et des indices que nous cherchons, j'essaierai de te résumer notre démarche. La variation du plan de rotation de la ceinture de Kuiper qui nous préoccupe peut être modélisée à l'aide d'un système physique instable régi par des équations de la théorie des catastrophes. Jusqu'à aujourd'hui, il a été impossible pour nous autres scientifiques de prévoir son évolution future avec précision. Notre planète peut très bien traverser un champ d'astéroïdes demain ou continuer une vie paisible pour encore quelques millions d'années. Les plus pessimistes prévoyaient une fin proche de notre civilisation et les plus optimistes incitaient à dormir sur nos lauriers. Nous ne pouvions nous satisfaire de cette situation. Certes ce n'est pas un cas unique en astronomie. Par exemple, le mouvement des planètes qui nous paraît régulier et immuable est en fait un système complexe dont on ignore ce que sera le comportement exact dans quelques milliers d'années. Cependant le danger que représente la ceinture de Kuiper nous a incité à approfondir l'étude théorique de ce système et les mesures expérimentales à effectuer afin d'essayer d'avoir une meilleure prévision du futur de notre planète."
          Nosrati fut interrompu par un des assistants  venu lui déclarer : "Professeur, le système 3 est entré en résonance khi 2".  Ce à quoi il répondit : "Super ! Maintenez ce niveau d'énergie. On doit être prêt à l'arrivée en France dans une heure." Puis, se retournant vers son ami, il continua :
          "Le modèle théorique que j'ai établi avec mon équipe a permis d'avoir une vision nouvelle de la dynamique de la ceinture de Kuiper. Cependant, il nous manquait des données expérimentales précises nous permettant de "caler" notre modèle, comme ont dit, dans notre jargon. C'est-à-dire disposer de mesures d'expériences permettant de rendre le modèle fonctionnel et apte à produire des prévisions. La sonde que nous avons envoyée aux confins de système solaire nous est revenue avec des données précieuses. Nous avons récolté la moitié des données qui nous intéressaient. L'autre moitié se trouve ici sur terre. Et c'est là où le problème se complique. En effet, l'espace est resté relativement inchangé à l'échelle des siècles. Cela confère à nos mesures la précision nécessaire à nos équations. Nous n'avons malheureusement pas cette stabilité sur terre. Les changements dûs au climat et à l'activité humaine font que nos mesures souffrent d'imprécisions qui rendent toute prévision illusoire. Pour résoudre cette difficulté, nous avons alors considéré la composante temps de l'espace spatio-temporel où nous vivons. En effet, nous savons, depuis Einstein, que l'espace et le temps sont intimement liés par les équations du champ de la relativité générale. Théoriquement toute imprécision spatiale peut être compensée par une précision temporelle accrue. Il nous fallut donc trouver des évènements historiques bien datés et bien conservés pour nous permettre d'apporter les corrections nécessaires à nos calculs. C'est là où la chance nous a souri. L'un de mes assistants a un ami qui travaille au département archéologique de notre université. Il lui a parlé d'une découverte surprenante faite par hasard par les ouvriers d'une entreprise qui rénovait une ancienne église au nord-est de Paris. Les ouvriers ont découvert deux corps bien conservés, ceux d'une jeune fille et d'un jeune garçon. Croyant d'abord  qu'il s'agissait d'un acte criminel, le médecin légiste comprit vite qu'il s'agissait d'une découverte archéologique. Les spécialistes, dépêchés de Paris, ont confirmé qu'il s'agissait de corps "miraculeusement" conservés depuis plus de 11 siècles ! Le Président de notre université a obtenu que l'on puisse examiner les corps et surtout  leur environnement  avant qu'il ne soient ré-enterrés. Ils le seront probablement en tant que saints. La rumeur a déjà circulé comme une traînée de poudre dans toute l'Europe. La police a du mal à contenir les foules de pèlerins qui affluent sur le site. C'est pourquoi j'ai organisé ce voyage dans la précipitation. Les équipes scientifiques dépêchées du monde entier et qui ont été sévèrement sélectionnées selon l'importance des recherches qu'ils mènent, ont seulement 24 heure d'accès au site. Notre propre fenêtre d'accès se situe aujourd'hui entre 16h et 18h locales."
          Arrivés à Paris,  Nosrati et ses assistants furent pris en charge par une équipe de chercheurs français. Destination du voyage : la ville de Rouen. L'endroit où la découverte a été faite est l'église Saint Maclou, au niveau de son annexe appelée "Aître de Saint Maclou". Cet lieu hors du commun est décoré de dessins macabres de squelettes et de crânes humains. Il aurait servi comme charnier où on déposait les corps des morts avant de les brûler pendant les épidémies de peste qui ont sévi en France. Cette annexe de l'église Saint Maclou aurait également servi à enseigner la musique à des jeunes enfants qu'on n'hésitait pas à plonger dans cet environnement lugubre pour apprendre l'art musical. Aujourd'hui, cet endroit est utilisé par des troupes locales pour présenter des pièces de théâtre dans l'espace découvert au milieu de la bâtisse.
          Avant l'arrivée sur les lieux de la découverte, on remit à Nosrati et son équipe un petit mémento résumant les données historiques obtenues sur les deux corps à partir des faits et des indices récoltés sur place. Les deux corps seraient ceux d'un prince de Navarre et d'une princesse arabe originaire probablement de Qortoba, en Espagne. Le jeune prince aurait disparu après une violente dispute avec son père le roi Garcie Ximénès, fils du compte Aznar. Quelques années plus tard on eut trace des deux jeunes gens à Rouen où ils enseignaient les mathématiques dans une église. Par la suite, on perdit toute trace d'eux. Certains récits historiques affirment que les jeunes gens furent brûlés pour hérésie. D'autres déclarent qu'ils ont été crucifiés et qu'après leur supplice, un violent orage frappa la région et fit tomber par terre les deux crucifiés. On s'empressa alors d'enterrer les deux corps. La récente découverte corrobore cette deuxième version des faits. Mais aucune explication n'a pu, jusqu'à maintenant, être avancée pour expliquer l'extraordinaire état de conservation des deux corps.
          Arrivés sur le lieu de la découverte, Nosrati et son équipe furent surpris par l'aura magique qui se dégageait du lieu. Les recommandations données aux chercheurs de ne pas toucher les corps directement, de peur de les contaminer, étaient inutiles. Personne n'oserait toucher ces êtres extraordinaires qu'on dirait plongés dans un sommeil profond mais paisible. Leur visage, d'une beauté magnifique, hypnotisaient ceux qui les contemplaient. Qui oserait perturber l'état de grâce dans lequel semblent   plongés les deux miraculés et tout l'environnement qui les entoure. Dès qu'une personne entrait dans ce lieu magique, elle avait l'impression de se soustraire au temps. Une impression de flottement la saisissait. Durant quelques secondes ou minutes, nul ne le sut, les chercheurs sont restés tétanisés devant la splendeur du spectacle qui s'offrait à leurs yeux. Ce n'est qu'après un moment qui parut  une éternité à ses yeux, que le sens professionnel de Nosrati  réussit enfin à reprendre le dessus. Secouant ses assistants, il leur ordonna d'installer avec précaution les appareils de mesures dans l'environnement immédiat des deux corps. Les instruments parurent d'abord s'affoler, les chiffres et les courbes sur les écrans dansaient follement dans tous les sens, avant de se stabiliser. Nosrati marmonnait des mots inintelligibles et semblait encore plus frappé par ce que ses instruments lui indiquaient. Il jubilait. Il avait envie de rire. De pleurer. Il tripotait frénétiquement son clavier et consultait de manière incessante ses écrans. Il se tourna vers son ami Pierre mais ce dernier était encore sous le charme des deux miraculés. De toute façon, il n'aurait rien compris au sens des chiffres qui défilaient sur les écrans de Nosrati. Quant aux deux assistants, tels des robots d'Asimov, ils exécutaient machinalement les manipulations que leur demandait leur professeur. Mais ils avaient perdu tout sens de la réalité.
          Nosrati a trouvé ce qu'il espérait. La terre qui entoure les deux corps a conservé son état d'il y a 1100 ans. Il ne croyait pas ses yeux. En déplaçant à peine ses instruments de quelques centimètres plus loin des deux corps, les données changeaient complètement. D'une précision médiocre d'habitude, près des deux corps, ils redeviennent stables et d'une régularité extraordinaire, comparables aux chiffres ramenés par la sonde envoyée vers la ceinture de Kuiper. Nostrati tenait enfin son modèle. Il pourra enfin, moyennant quelques jours de calculs sur le super-calculateur de l'université, avoir des prévisions justes du futur de notre planète.

Epilogue

          De retour à Oualidia, Pierre passait en revue le film des évènements qui lui paraissaient totalement irréels. Les pensées se bousculaient dans son esprit.
          Le passé est le miroir du présent. C'est également la clef du futur. L'histoire est une perpétuelle pièce de théâtre que des générations successives rejouent en croyant qu'ils le font en avant-première. Des peuples et des races, acteurs amnésiques, changent régulièrement de rôles joués dans ce drame civilisationnel.
          Peu importe de savoir si la terre allait heurter un astéroïde aujourd'hui, demain ou dans un million d'années. Les chiffres que le super-calculateur allait cracher n'avaient pas de signification en eux -mêmes. Qu'ils annoncent l'apocalypse ou le paradis, les deux destins étaient déjà en nous. Tels ces deux êtres exceptionnels surgis miraculeusement de notre passé. Leur amour qui avait transcendé les races et les religions est un puissant phare d'optimisme qui guidera tous les combattants de la liberté jusqu'à la fin des temps. Par contre leur sacrifice nous prouve que nous autres humains, nous savons détruire ce qui est meilleur en nous.
          Même si notre terre ne heurte aucun astéroïde, nous finirons par la détruire nous mêmes.

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